Se référant à l’environnement comme enjeu politique pour la construction d’un cadre de vie, la déclaration de la délégation française à Aspen frappe par sa radicalité. Elle a suscité de nombreux débats, disputes et critiques {1}. Quarante ans plus tard, les récits croisés de Françoise Jollant/Braunstein, François Barré, Odile Hanappe, Gilles de Bure, présents à Aspen en 1970, apportent des précisions sur cette déclaration et ses conditions d’apparition. Cette expérience enthousiaste et hédoniste, en lien avec mai 1968, est reprise avec un regard critique et parfois amusé.
Constitution du groupe.
En 1970, la délégation française est le quatrième groupe étranger invité à Aspen, après les portugais, les suédois et les anglais. Le designer Eliott Noyes avait négocié des bourses d’invitation auprès d’IBM. Il sollicite le designer Roger Tallon, qui sera accompagné de Nicole Tallon {2}, pour former une délégation à laquelle se joindra le journaliste de la revue CREE, Gilles de Bure. Les choix se font à partir de la situation française du design et de l’architecture alors en pleine ébullition. Jean Baudrillard, sociologue, vient de publier le système des objets en 1968. Jean Aubert, architecte, est un des fondateurs de la revue Utopie à laquelle collabore Jean Baudrillard. Odile Hanappe, économiste et mathématicienne, enseigne à l’Institut de l’Environnement qui vient d’être créé en 1969. François Barré est directeur adjoint du CCI (Centre création Industrielle) qu’il vient de fonder auprès de François Mathey en 1969 {3}. Claude Braunstein, initialement directeur du design center d’IBM, est directeur de recherche à l’Institut de l’Environnement depuis janvier 1970. Il est accompagné de Françoise Jollant/Braunstein. Le géographe André Fischer est spécialisé en géographie industrielle. L’architecte Ionel Schein, qui a conçu la première maison tout en plastique présentée au salon des arts ménagers en 1956, est un des fondateurs en 1965 du GIAP (Groupe International d’Architecture Prospective). L’architecte Enrique Ciriani est membre de l’AUA (Atelier d’Urbanisme et d’Architecture) depuis 1968.
Le voyage et le séjour
Pour ce petit groupe de français, fraichement sortis de mai 1968, Aspen est le lieu même de toutes leurs contradictions. Malgré toutes les réserves qu’ils pouvaient avoir à l’égard des Etats Unis en pleine guerre du Vietnam et d’une invitation financée par les firmes les plus en vue d’un monde capitaliste, ils restent éblouis de l’accueil et du déroulement de ces rencontres.
Ils partagent tous le souvenir d’un voyage en avion mouvementé de Denver à Aspen, comme le relate Gilles de Bure. « (.....) Un avion à hélices donc, pas flambant neuf, vingt places serrées, à peine confortables. Mais avec 40 minutes de vol seulement, on s’en contentera. En ce mois de juin (la International Design Conference in Aspen se déroule toujours en juin), le soleil est violemment présent, la température élevée et l’air manque sérieusement d’oxygène, l’élément porteur. Autant dire que les trous d’air se multiplient et que, plus on grimpe, plus ils sont profonds, insondables, brutaux, interminables. Bref, les passagers sont secoués comme jamais. Le pire vol qui se puisse imaginer !
L’avion se pose enfin à Aspen. Silence profond, personne ne bouge. Il faudra plusieurs minutes avant que le premier passager ne se décide à se lever et à reprendre pied sur « la terre sacrée ».
Dernier à descendre, littéralement vert, plié en deux, la démarche brinquebalante, la jambe flageolante, le regard dans le vide, Roger Tallon, défait, perdu, ahuri, hors le monde. Incroyable, cet homme machine, ce designer locomotion qui a conçu, dessiné, transformé tant d’engins mobiles de travaux publics, de motos, d’autos, de métros, de funiculaires, de trains...., n’aime pas l’avion, ne supporte pas l’avion, exècre l’avion (et les trous d’air)...
« On en sourirait si l’on était soi-même gravement secoué. (…) » {4}
Le vol est vite oublié. Plongeon dans la piscine et dans le milieu international des mouvements militants. « Le voyage était financé, nous avions une allocation journalière et nous étions logés dans un environnement extraordinaire. » se souvient Françoise Jollant- Braunstein. « Nous sommes au paradis, avec tous les moyens déployés par les grandes entreprises. On joue le jeu » raconte Odile Hanappe. « Je suis allée à Berkeley, Princeton et Berkeley. J’ai respiré par rapport au climat intellectuel français. Rien n’est hargneux. A notre grand étonnement, tout le monde écoute. C’était des humanistes. »
« J’ai eu l’impression de vacances, une opportunité formidable d’aller aux USA. Avec Henrique Ciriani, nous sommes d’abord passés par New York où nous passions nos nuits à être dehors. » raconte François Barré. « Je n’ai jamais vu un endroit comme Aspen où il y a autant de gens qui parlent de leur expérience, dans une liberté et sur un mode informel de balades ou de cocktails. C’était comme une récompense. La détente était un mode de transmission efficient du savoir. J’ai toujours rêvé d’inventer un Aspen à la française. »
« Je me suis vraiment amusé et appris beaucoup, » se souvient Gilles de Bure. « Le design était abordé autrement que par le produit mais aussi en tant que conception de quelque chose qui peut ne pas être dessiné. Le design est pris dans son acception la plus large, avec des sociologues, des politiques, des musiciens, des cinéastes, des directeurs artistiques... Avec Georges Nelson ou Milton Glaser on parlait plus de cinéma et de politique que de design. Après Aspen, je suis parti à San Francisco avec Bill {5}. Nous avons vu Oh ! Calcutta ! {6} Quelques mois après, je déjeune avec Eliott Noyes à La Coupole lors de son passage à Paris. Il va me confier pour plusieurs années l’accompagnement des délégations sur un principe nouveau et plus ouvert : 12 personnes qui parlent anglais, qui viendront de 10 pays différents et de 8 disciplines. »
La déclaration, circonstances et débats.
Peu de membres de la délégation parlaient anglais, ce qui rendait les échanges difficiles. Françoise Braunstein faisait l’interprète. Reste cependant le souvenir qu’ils sont arrivés à Aspen, voulant en découdre avec les américains.
Des conférences se déroulaient sous chapiteau, dans un milieu un peu élitiste, le tout accompagné d’un mode d’échange plutôt informel, où le savoir se diffusait dans la liberté et dans la bonne humeur. « Les français sont arrivés avec la conviction qu’ils étaient porteurs des changements du monde, face à des américains qui seraient aux antipodes. » raconte François Barré. « On se prenait pour des donneurs de leçon, (on est sous le coup de mai 68). Nous pensions que design devait retrouver une volonté démocratique et fondatrice à la Gropius. En même temps, nous parlions mal anglais, nous avions l’impression d’être confinés et nous étions mal à l’aise. Si les gens manifestaient le plus grand respect pour Roger Tallon et Jean Baudrillard, il n’en restait pas moins qu’ils nous trouvaient sympathiquement “rasants“. »
Bien qu’il n’y eut aucune obligation d’une communication de la part de la délégation, certains membres décident de marquer une différence en écrivant un manifeste qui serait lu à la tribune. Jean Baudrillard sera plus particulièrement sollicité par Jean Aubert et François Barré pour écrire un texte. « On a transformé Jean Baudrillard en représentant d’un mouvement. En fait, ce rôle auquel on voulait l’assigner, comme porte parole politique, ce n’était pas vraiment son affaire. Il ne cherchait pas faire des disciples. Jean Baudrillard n’aimait pas ce genre de manifestation mais il aimait les gens qui étaient là. Il a écrit le texte malgré ce malentendu » relate François Barré.
Traduit par Françoise Jollant-Braunstein, le texte sera lu {7} sans provoquer le cataclysme espéré. « On était tous très nerveux, se souvient Françoise Jollant-Braunstein. A la fin, ils ont applaudi très gentiment. Certains étaient humiliés, ce n’était pas franchement la réaction qu’ils auraient souhaité. » Si ultérieurement dans Utopie, Jean Baudrillard a pu s’inquiéter de ne pas avoir été écouté, il semble cependant que cette déclaration a été bien accueillie par les professionnels et les étudiants présents. Pour preuve, et parce qu’elle représente la cristallisation d’un débat, Reyner Banham la publie dans Aspen Papers à côté de la conférence de Peter Hall {8}.
De retour en France, Odile Hanappe, au titre de représentante de l’Institut de l’Environnement fera un rapport de mission « De l’environnement et du design aux Etats-Unis » {9} dans lequel elle relate les rencontres d’Aspen et les visites qu’elle fait cette occasion, auprès des universités de Berkeley, Stanford et Princeton. La recherche d’innovation dans la pédagogie associée à une relation savante à l’environnement, que soutenait l’Institut de l’Environnement, trouvait d’autres références.
Propos recueillis par Jeanne Quéheillard
{1} Dans une conférence faite à l’école d’architecture de l’université de Genève en 1972, Claude Schnaidt, alors directeur de l’Institut de l’Environnement déclarera :
« Je passe sur les divers usages du thème de l’environnement dans les derniers grands mythes de notre société en crise : retour à la terre, croissance zéro, etc. je reviendrai par la suite sur cet aspect intéressant. Pour l’instant, j’aimerais dire qu’il ne faut pas se passionner pour les discours de mauvais aloi sur l’environnement au point de dénier toute réalité aux problèmes matériels qu’ils recouvrent. Proclamer, comme ce fut le cas de Baudrillard à la Conférence d’Aspen de 1970, que les problèmes de l’environnement ne sont objectifs qu’en apparence, qu’ils ont été inventés dans le but unique de conjurer la révolution, c’est commettre une lourde erreur. Les faits, quand on les observe avec soin, sont beaucoup plus nuancés. »
Claude Schnaidt, Regards sur le terrain accidenté des environneurs et des environnés. In Autrement dit. Ecrits 1950-2001.
Texte abrégé de la conférence faite sous le même titre à l’école d’architecture de l’université de Genève en 1972, publié en version intégrale sous le titre Ausblickauf das zerklüftete Gelände der Umweltmacher und Umweltbürger in Schnaidt, Claude : Umweltbürger und Umweltmacher. Dresde, VEB Verlag der Kunst 1982, pp302-311 ; Umwelt, Gestaltung und Persönlichkeit — reflexionen 30 jahre nach Gründung der Ulmer Hochschule für Gestaltung. Hildesheim, Georg Olms Verlag 1986, pp.146-161.
A la même époque, Jean Baudrillard publie « Design et environnement ou l’Escalade de l’économie politique » in Pour une critique de l’économie politique du signe, Editions Gallimard, 1972.
{2} Proches de Georges et de Jacqueline Nelson
{3} Initialement, le philosophe Henri Lefebvre, de l’Institut de L’Urbanisme, était invité, mais ne souhaitait pas se déplacer compte tenu de son âge. Antoine Haumont, sociologue, directeur de recherche à l’Institut de l’environnement, décline l’offre de le représenter parce qu’il déteste prendre l’avion. C’est donc Odile Hanappe qui va à Aspen accompagné de son mari, l’économiste Paul Hanappe.
{4} Gilles de Bure. Les mots de Roger, les silences de Tallon in catalogue Matthias Jousse présente Roger Tallon, Jousse entreprise, Paris
{5} Bill est le petit nom donné à Baudrillard par ses proches.
{6} Oh !Calcutta ! est une revue musicale créée par Kenneth Tynan en 1969, dirigée par Jacques Levy, proche de Bob Dylan.
{7} Jean Baudrillard ne parlant pas anglais, Françoise Braunstein a lu le texte.
{8} The Environmental Witch-Hunt. Statement by the French Group. 1970. pp 208-210 The Liberal Conspiracy. Peter Hall.1970. pp 211-214. In The Aspen Papers. Twenty Years of Design Theory from the International design Conference in Aspen. Edited and with commentary by Reyner Banham. New York, Praeger, 1974.
{9} Voir en annexe Odile Dumas-Hanappe. De l’environnement et du design aux Etats-Unis. Rapport de mission. In Environnement 1, Institut de l’Environnement, Paris, février 1971.