Les références à l’écologie sont devenues depuis une dizaine d’années de plus en plus ambivalentes. D’un côté, la réduction des pollutions et celle des déchets, les économies d’énergie et la réduction des produits non renouvelables sont des objectifs assez largement partagés, même s’ils comportent un vaste lot d’exceptions. Mais d’un autre côté, la mise en avant d’objectifs environnementaux s’est révélée un leurre dans la conduite de beaucoup de politiques publiques en raison de leurs contradictions avec d’autres programmes (agricole, industriel), comme en témoignent par exemple la prolifération des algues vertes en Bretagne et l’usage toujours massif des pesticides. La production de biens manufacturés est aussi un domaine où l’on constate souvent l’instrumentalisation de la référence environnementale comme simple argument de présentation et de vente, sans qu’il y ait, dans les processus de production, une véritable démarche écologique. C’est d’ailleurs pour dénoncer les pratiques hypocrites de la communication environnementale qu’ont été forgées, dans la période récente, les expressions de greenwasching et d’écoblanchiment.
La critique des références à l’environnement a son histoire. On peut même dire que ce débat est presque constitutif de l’émergence de ce nouveau problème public. Qu’il s’agisse des principes de fond ou des mesures à prendre, la controverse perdure. La question a été particulièrement sensible pour la production de grande consommation et son prétendu « verdissement ». Un moment significatif intervient aux Etats-Unis lors de la « Conférence internationale du design » à Aspen en juin 1970. Des discours critiques sont alors élaborés. Après les avoir analysés, nous verrons dans quelle mesure ils se retrouvent, ou non, dans les débats actuels sur les ambiguïtés de « l’économie verte » et du « durable ».
Le contexte environnementaliste des Etats-Unis
Les Etats-Unis sont un pays paradoxal sur beaucoup d’aspects, et la question environnementale ne fait pas exception. Depuis la seconde moitié du XIX° siècle l’industrialisation a été menée à marche forcée. Afin de la favoriser, l’extraction des matières premières (charbon, bois et ensuite pétrole) et la mise en culture de vastes espaces naturels (en expropriant les peuples indiens qui y vivaient) furent accomplies à grande échelle. Enfin, le développement de villes et de conurbations gigantesques et leurs besoins en eau, en combustibles, en nourritures et en transports transformèrent profondément les milieux naturels de ce pays. Un mouvement de réaction prit forme dès le milieu du XIX° siècle avec une mythification des espaces sauvages (le wilderness) et les échos considérables du livre de H.D. Thoreau, Walden or life in the woods (1851). Les mobilisations ont été puissantes au point d’impliquer certains acteurs politiques, ce qui a abouti à la création des premiers parcs nationaux conçus comme des musées de la nature : le Yellowstone (1856) et le Yosemite (1872) {1}, symboles d’une nature aussi exceptionnelle que menacée. Les associations de protection de la nature ont été multipliées dans tout le pays, en particulier sous l’impulsion du Sierra Club, créé par John Muir en 1892 en Califormie pour diffuser la cause environnementale. Après la seconde guerre mondiale et le choc qu’a été Hiroshima, la critique se porte de plus en plus sur les risques technologiques. En 1962 l’ouvrage d’une biologiste Rachel Carson connaît un écho national puis international inégalé. Son livre Silent spring dénonce les ravages causés sur l’ensemble des espèces vivantes par les pesticides et en particulier le DDT {2}. Ces mobilisations ont été de plus en plus critiques, dénonçant les effets dissimulés des sciences et des techniques, mettant en cause le développement économique capitaliste et revendiquant plus de démocratie dans la prise des décisions publiques. Ainsi, un mouvement à vocation internationale Friends of the Earth est créé en 1969 par des dissidents de la grande fondation naturaliste du Sierra Club jugée trop conciliante. Un premier aboutissement de ces dynamiques qui promeuvent, sous des angles divers, une meilleure prise en compte des atteintes à l’environnement, est une innovation décisive, la création, toujours, en 1969 du premier ministère de l’environnement au monde : l’Environmental Protection Agency (EPA). C’est un organisme chargé à la fois de mener des expertises sur les principaux enjeux (qualité de l’air, l’eau, etc.) et de préparer les régulations gouvernementales.
Ce contexte explique sans doute pourquoi la « Conférence internationale du design » pour sa vingtième session tenue à Aspen en juin 1970 a choisi pour thème « Environment by Design » {3} et pourquoi cinq groupes environnementalistes {4} sont les invités de cette conférence.
La conférence d’Aspen et les discours de l’écologie politique
A l’occasion de cette manifestation, la confrontation avec les questions environnementales est posée de façon radicale : « In this, its twentieth session, the theme ‘Environnement by Design’ led to a re-evaluation of the conference itself ». Les textes produits à l’occasion de cette Conférence sont révélateurs de l’émergence des questions environnementales comme enjeu public d’intérêt général et de la politisation qui anime différents milieux sociaux durant les années 60. Cette rencontre qui était traditionnellement un lieu d’échanges professionnels combinant les points de vue esthétique, technique et industriel {5} est devenue un moment de contestation politique. Les onze résolutions adoptées par les participants témoignent d’un engagement idéologique très critique. Elles sont adressées au président des Etats-Unis. C’est, tout d’abord, l’impérialisme des Etats-Unis qui est mis en cause, tant pour sa politique étrangère (guerre au Vietnam) qu’intérieure (failles de la protection sociale, mépris des minorités et des nations premières, répressions des moeurs). Ensuite, les préoccupations environnementales émergentes dans beaucoup de pays industrialisés, mais déjà institutionnalisées à cette époque aux USA avec l’EPA, se manifestent par la demande d’un moratoire pour l’extraction des matières premières, car ces pratiques seraient susceptibles de susciter un désastre écologique. Enfin, ces professionnels prennent l’engagement pour leurs pratiques de ne plus consommer inutilement les ressources et de ne plus concevoir des produits dans le seul but de générer des profits.
Le groupe de treize français présents à cette conférence élabore un texte de prise de position qui est beaucoup plus radical que la plate-forme précédente. Dans ce contexte déjà critique et ouvert à la politisation des causes d’apparence technique, le petit groupe de spécialistes français présent à Aspen (dont François Barré, Jean Baudrillard et Roger Tallon) {6} va affirmer sa différence en radicalisant encore l’analyse. Ils rédigent une prise de position collective, « statement », qui sera développée plus tard dans le texte de Jean Baudrillard « Design et environnement ou l’escalade de l’économie politique » {7}. Ils considèrent que les enjeux environnementaux tout comme ceux du design sont une mystification destinée à détourner l’attention des citoyens et des luttes d’autres enjeux plus fondamentaux : la guerre du Vietnam aux Usa, les suites de Mai 68 en France : « There is in France and in the States a potential crisis situation. Both here and there the governments restructured their fundamental ideology in order to face this crisis and surmount it”. Les préoccupations environnementales ne sont pour eux qu’une nouvelle mythologie produite par le capitalisme pour dépasser la crise qui le traverse et assurer sa survie. Ce serait un front de lutte très secondaire qui, en focalisant l’attention et les mobilisations publiques sur les enjeux écologiques, surtout naturalistes, détournerait les forces revendicatrices.
Le design est alors présenté comme une activité instrumentalisée au service d’un renouveau du productivisme et du consumérisme. Design et questions environnementales sont considérés comme des facteurs idéologiques équivalents. A plus forte raison quand ils sont combinés, l’un et l’autre relèveraient de manipulations aliénantes. Elles s’établiraient à partir d’une « immense injection of publicity, of services, of public relations into consumerism, entreprises, and social life ». Les croyances environnementales ainsi entretenues détourneraient les esprits et les énergies révoltées vers un ennemi chimérique, “la catastrophe” écologique, et laisseraient croire à un retour possible de rapports harmonieux avec les éléments naturels. Elles occulteraient ainsi des rapports de domination économique et sociale restés inchangés malgré les contestations dont ils ont été l’objet depuis le milieu des années 60. Les designers, architectes et sociologues engagés dans ces causes environnementales se comporteraient en médecins s’efforçant d’atténuer des symptômes, alors que c’est l’ensemble du système d’exploitation sociale qui est en cause. La conférence d’Aspen est finalement qualifiée de « Disneyland of environment and design », un ridicule terrain de jeu infantile qui alimente des mystifications démobilisatrices. Plus gravement, la « theory of design and environment » est qualifiée de : « Utopia produced by a capitalist system that assumes the appearence of a second nature in ordre to survive and perpetue itself under the pretext of nature ».
A la suite de cette dénonciation en règle {8}, les arguments sont repris dans le texte ci-dessus mentionné de Baudrillard. Si tant est qu’il soit résumable {9}, l’argument développe l’idée selon laquelle le design environnemental ne serait pas seulement la continuation de l’évolution des techniques industrielles vers plus de modernité, mais qu’il constituerait un changement de sa nature intrinsèque. La recherche de fonctionnalité introduite par le Bauhaus et « l’élargissement de l’esthétique à toute la quotidienneté » seraient maximisés dans le design en une « rationalité fondée sur le calcul » (p.244). La référence à l’environnement et à sa prise en compte créerait l’illusion d’une naturalisation, d’une quasi participation des éléments naturels à leur transformation en produits de consommation : « tout ceci ne vise qu’à aligner de mieux en mieux cette nature participante, contractualisée, recyclée par un design intelligent, sur les normes d’une hyperproductivité rationnelle » (p.253). Cette référence ne serait plus qu’un signe superficiel, certes efficace dans la communication idéologique, mais désormais séparé de tout signifié véritable : « Parler d’écologie, c’est constater la mort et l’abstraction totale de la nature » (p.253).
Ambiguïtés actuelles des références au « soutenable » et à « l’économie verte »
La prise de position des spécialistes français et les écrits de Jean Baudrillard ont connu le sort de bien des prophéties catastrophistes. Quarante après, elles retiennent l’attention par leur radicalité, mais leur confrontation avec les changements sociaux intervenus depuis oblige à les tempérer fortement. Cependant, quelques phénomènes contemporains peuvent être mis en relation avec ces intuitions.
Tout d’abord, l’idéologie environnementaliste est bien loin d’avoir submergé les sociétés industrielles. C’est au contraire un mode de développement technique et économique qui reste largement dominant dans tous les pays.
L’écologie industrielle {10} reste l’exception qui confirme la règle car c’est une démarche qui exige la coordination d’acteurs hétérogènes (industriels, collectivités locales, investisseurs, ONG, etc.). De plus, la définition et l’accord sur des solutions nouvelles intégrant véritablement des principes écologiques dans la production industrielle exigent de longues et périlleuses négociations. La pression de la crise économique et la recherche de rentabilité à court terme sont toujours des obstacles majeurs. C’est pourquoi, dans leur très grande majorité, les entreprises ont toujours entretenu un rapport en dent de scie à la protection de l’environnement. Selon les spécificités de leur secteur et les conjonctures, elles agissent avec plus ou moins de conviction sur la dépollution, l’adoption de technologies propres, la qualité et la durabilité de leurs produits, la limitation de leurs déchets, l’efficacité énergétique, etc. Malgré deux siècles de réglementation, l’attitude dominante dans le milieu industriel a longtemps été la mise en conformité a minima des équipements. Cependant, depuis les années 1990, les plus grandes entreprises, mais aussi beaucoup de PME, ont développé des démarches de qualité se référant au « développement durable ». On trouve cependant de tout sous ce label : du simple plan de communication accompagné de réformes de surface (on parle alors de greenwasching ou d’écoblanchiment) jusqu’à des démarches réfléchies et mises en œuvre avec constance {11}. Cela trompe-t-il grand monde de voir le logo de Mac Donald passer d’un fond rouge clinquant à un vert bouteille classieux avec un jaune évoluant vers le moutarde ? Et, encore plus net, de voir Edf renoncer à un fond de logo bleu dur pour adopter un graphisme où des ailettes évoquent l’éolien ? Les consommateurs de leur côté sont de moins en moins dupes de ces manipulations publicitaires. Qualifier un nouveau véhicule « d’objet vert » ou d’« OVNI écologique » prête surtout à rire. L’impact de ces manœuvres peut même s’inverser lorsque des actions en justice aboutissent à faire condamner des fabricants pour publicité mensongère. Toyota vient de se voir interdire une publicité pour ses 4x4 (fortement émetteurs de CO2) qui montrait ses véhicules en action dans de magnifiques espaces naturels. Le tribunal a estimé qu’« en laissant croire au public que ce type de véhicule vaut permis de tout faire dans la nature, la diffusion de ce type de publicité fait, d’évidence, la promotion de comportements contraires à la protection de l’environnement et à la préservation des ressources naturelles » {12}. Pourtant au préalable, le constructeur avait été sanctionné par le « Jury de déontologie publicitaire » qui releva la contradiction suivante dans les pratiques du constructeur : « L’implication, invoquée par la société, dans la recherche et le développement de solutions compatibles avec le développement durable devrait la conduire à d’autant plus de vigilance dans les exemples qu’elle donne au public dans ses publicités ». Malgré cet avis, Toyota avait poursuivi une partie de ses campagnes. Mais dans l’esprit des publicitaires, le stéréotype associant par l’image un véhicule et un espace « sauvage » (dune, bord de mer, zone enneigée) demeure puissant et d’autres constructeurs ont également été rappelés à l’ordre. Les Amis de la terre ont ainsi créé le prix Pinocchio pour sanctionner les campagnes de communication les plus mensongères en termes environnementaux {13}. Des actions judiciaires ont même commencé à être intentées contre des entreprises sur cette base.
Plus en profondeur, des éléments venant du management nourrissent — avec des effets très variables — certaines stratégies industrielles vers une meilleure prise en compte environnementale. Sous la vaste notion de « responsabilité sociale », ils peuvent explicités dans des bilans hors finances, les engagements d’une entreprise vis-à-vis de toutes les parties prenantes en termes de respect des réglementations, des règles de qualité des produits et de transparence dans la gestion. La prise en compte, par la direction des entreprises, de références mêlant morale et économie, a été soutenue par l’élaboration de standards de qualité environnementale (normes ISO, GRI {14}). Elles peuvent y adhérer volontairement pour renforcer aussi bien leur cohérence interne que leur image externe {15}. L’intérêt normatif de ces standards est qu’ils exigent un reporting, c’est-à-dire des comptes-rendus réguliers validés par des experts extérieurs à l’entreprise. En France, la loi Grenelle II (juillet 2010, a. 225) prévoit qu’annuellement les plus grandes entreprises {16} sont tenues de réaliser un rapport sur leur impact environnemental et leur stratégie de développement durable (reporting RSE). Il s’adresse autant aux actionnaires et investisseurs qu’aux consommateurs et aux ONG. Il devrait fournir des données vérifiables qui font souvent défaut {17}. Une étude réalisée par l’Ifop en 2009 {18} a montré cependant que beaucoup d’entreprises ne se considèrent pas comme les acteurs décisifs du développement durable. Seulement 30 % des dirigeants estiment que les grandes entreprises disposent des meilleurs leviers pour répondre à ces enjeux. 83 % admettent que c’est l’évolution de la réglementation qui les a fait évoluer dans cette direction et seulement 54 % le risque de détérioration de leur image. Pour 87 % des enquêtés, c’est la satisfaction des clients, et non l’amélioration de leur insertion environnementale, qui reste l’objectif principal.
Chacun peut aisément le constater, et l’observation sociologique ne fait que le confirmer, ce n’est pas « l’utopie » environnementale et sa marchandisation qui ont assuré la survie du capitalisme industriel. Le marché du « bio », bien qu’en expansion demeure faible : moins de 4% des terres cultivées et moins de 1000 producteurs. Le marché est évalué autour de 4 Mds €. Même les dangers des catastrophes annoncées liées au changement climatique (de plus en plus objectivés en risque calculable) n’ont pas jusqu’à présent réorienté de façon radicale notre mode de développement et de consommation énergétique. Cependant, les contempteurs d’Aspen avaient d’une certaine manière anticipé sur un changement décisif qui est intervenu dans les années 90 à la suite du rapport de G. H. Brundtland (1987) Our common future. Pour prendre en compte les intérêts des pays du sud, cette analyse prospective a introduit la notion de « développement soutenable » {19} qui met en tension la protection de l’environnement avec les objectifs de développement économique et de renforcement des droits sociaux. Depuis, en vingt ans, l’approche environnementale a ainsi été profondément « économicisée », c’est-à-dire qu’elle doit de plus en plus être justifiée par les valeurs économiques qu’elle crée. On parle ainsi à propos de la biodiversité « de services rendus par la nature » et l’intérêt des marais et zones d’expansion des crues comme « d’infrastructures naturelles ». L’intégration de la nature dans l’action publique s’est faite ainsi au prix de son anthropisation massive et de sa mise en calcul.
Un autre phénomène récent peut être rapproché avec les noires prophéties d’Aspen. En effet, en imposant aux entreprises des investissements environnementaux, les ONG et les autorités publiques ont renforcé le rôle de leader de ces acteurs économiques. Une conversion logique a été opérée, en particulier par les sociétés transnationales : l’environnement cesse pour elles d’être une contrainte et devient à la fois source d’innovation et, surtout, se trouve inclus dans une dynamique de marché. « L’économie verte » était le thème principal du Rio+20 (juin 2012) où la notion de développement durable, dans une de ses énièmes mutations, est devenue un moyen « d’éradication de la pauvreté » dans le monde. Elle s’opposerait à « l’économie brune » du développement traditionnel qui a épuisé beaucoup de ressources sans résoudre les inégalités de développement. Le rapport du PNUE définit l’économie verte comme : « une économie qui entraîne une amélioration du bien-être humain et de l’équité sociale tout en réduisant de manière significative les risques environnementaux et la pénurie des ressources. Sous sa forme la plus simple, elle se caractérise par un faible taux d’émission de carbone, l’utilisation rationnelle des ressources et l’inclusion sociale ». Il s’agit de générer une croissance des revenus par des investissements dans l’exploitation du « capital naturel ». En filigrane, c’est une marchandisation de la nature, en particulier de l’eau, de la terre et de la biodiversité des pays les moins développés qui est envisagée. Les grandes entreprises occidentales, mais aussi celles liées aux gouvernements des Etats en développement en seraient les premiers bénéficiaires. Un des exemples les plus manifestes de cette tendance est le projet Desertec conduit par des entreprises allemandes en Afrique du nord qui vise à convertir les déserts en centrale solaire {20}. Au Soudan et en Éthiopie des millions d’hectares ont été achetés ou loués à long terme par des entreprises de l’agroalimentaire pour produire des céréales. Mais, c’est alors la capacité d’irrigation du Nil et son accaparement qui sont en cause. De plus, rien ne garantit que cette exploitation renforcée des biens naturels, devenus des ressources monétisables, se fasse dans de meilleures conditions que celles de « l’économie brune », aujourd’hui tant décriée. Les espoirs placés au début des années 2000 dans les agrocarburants comme substituts du pétrole ont été vite déçus. Au bout du compte, leur bilan carbone est faible voire négatif, car de très grands espaces ont été déboisés au Brésil, en Indonésie et à Bornéo pour produire les plantes nécessaires à l’élaboration de ces carburants. Depuis quelques années, les entreprises multinationales ont multiplié les partenariats avec les agences onusiennes afin de promouvoir cette « économie verte », en particulier celles qui dominent les secteurs de l’énergie, de la pharmacie et de la recherche de nouvelles matières premières. La puissance de ces firmes rendra leur régulation particulièrement difficile. Et cela d’autant plus que cette « économie verte » va dans le sens des intérêts à court et moyen termes des États bénéficiaires et de leurs oligarchies souvent prédatrices.
Quarante ans après Aspen, les actions publiques et privées qui prennent en compte les questions d’usage des ressources naturelles et les impacts du développement technique ont proliféré. Elles ne reposent pas pour autant sur un corpus doctrinaire unique, ni à plus forte raison oppressant comme le craignait Jean Baudrillard. Au contraire, la notion d’environnement demeure une catégorie de pensée fortement polysémique. Ce qui fait « environnement » pour les uns, ne le fait pas pour d’autres. Tout dépend de la logique de raisonnement qui conduit à son utilisation. La signification donnée à cette référence extrêmement malléable dépend du contexte d’usage dans lequel elle est invoquée. C’est pourquoi, il ne faut pas confondre la présence multiforme de l’ « Eco », du « Vert », du « Bio » et du « Durable » avec les transformations réelles des modes de pensée et des pratiques sociales. Ce type de label reste encore très souvent de pure façade ou sans implication profonde. La question est de savoir à quoi, et jusqu’où il s’applique ? C’est pourquoi il est toujours nécessaire de définir ce que chaque activité (productrice et/ou artistique) investit dans l’usage des catégories de « nature », d’« environnement » ou d’ « écologie ». Au-delà des clins d’œil, voire du racolage promotionnel, il faut toujours se demander quelles sont les qualités et les contraintes, les normes et les valeurs que ceux qui se réfèrent à ces notions intègrent dans leurs choix ?
{1} Par comparaison en France le premier parc national sera créé un siècle plus tard en 1961.
{2} A la suite de multiples controverses et campagnes nationales, il sera interdit en 1964 en particulier sur ses effets sur la santé humaine.
{3} La formulation est atypique, mais on peut la traduire ainsi : « L’environnement par le design », au sens de produit par.
{4} Surtout intéressés par les questions d’urbanisme et de construction : Ecology Action, Peoples Architecture Group, etc.
{5} La conférence d’Aspen a été créée en 1950 pour permettre la rencontre annuelle de designers professionnels et d’hommes d’affaires.
{6} Jean Aubert, François Barré, Jean Baudrillard, Claude et Françoise Braunstein, Enrique Ciriani, André Fischer, Odile Hannape, Lionel Schein, Roger et Nicole Tallon.
{7} Pour une critique de l’économie politique du signe, Gallimard, 1972, p.229-255
{8} On peut au passage se demander comment des esprits aussi radicaux que les signataires de ce texte ont, eux-mêmes, pu être « manipulés » pour aller participer (à grand frais dans la station la plus hipe de la West Cost) à une aussi dangereuse conférence au profil pourtant bien connu...
{9} Entre autres difficultés de compréhension le terme « environnement » est employé avec des significations extrêmement différentes, allant du cadre de vie écologique des espèces, jusqu’à des usages purement métaphoriques. Il se livre aussi à quelques torsions coupables quand il dit par exemple « Comme beaucoup de concepts idéologiques, l’ « environnement » désigne par antiphrase, ce dont on est séparé, la fin du monde proche » (p.252). On peut éventuellement dire cela du concept de « nature », mais pas d’environnement qui désigne précisément l’ensemble des éléments dans lesquels vivent les espèces.
{10} Elle organise une symbiose entre différentes activités de production et repose sur des réseau d’échanges d’eau, d’énergie (gaz, vapeur d’eau, chaleur) et des sous-produits générés. Les exemples aboutis sont rares, ainsi Kalundborg au Danemark ou Port de Becancour au Québec. En France, plusieurs expériences de ce type sont amorcées depuis 2001. La plus avancée est celle de la Grande-Synthe près de Dunkerque. D’autres tentatives restent plus expérimentales ou de portée plus limitée comme celle de l’agglomération de communes du pays d’Aubagne et de l’Etoile (Bouches du Rhône) ou de Troyes.
{11} Bourg D. et al., Environnement et entreprises, Pearson Education, 2006 ; d’Humières P., Le développement durable va-t-il tuer le capitalisme ?, Editions Maxima, 2010.
{12} Toyota a été assigné par la fédération France nature environnement (FNE). L’entreprise a été condamnée sur la base de l’article L362 du code l’environnement qui interdit la publicité des véhicules dans des espaces naturels en dehors des voies de circulation normales.
{13} Pour 2012 ce prix a été attribué à Lesieur pour sa campagne « Aidons l’Afrique : une bouteille d’huile Lesieur achetée, une bouteille envoyée », alors que via sa maison mère Sofiprotéol, cette société produit à grande échelle des agrocarburants bouleversant l’agriculture traditionnelle et les écosystèmes locaux.
{14} Normes ISO environnementales 14 000 et 26 000, et GRI (Global reporting initiative, créée en 1997).
{15} A. Debourdeau , « Policer les énoncés, façonner la responsabilité des entreprises », Centre de sociologie de l’innovation, n°19, 2010.
{16} Celles ayant plus de 500 salariés.
{17} Le rapport portera sur des sujets très divers, des rejets de CO2 à la politique salariale homme/femme, en passant par la consommation énergétique et la place faite aux minorités.
{18} Étude réalisée en mars 2009 par l’Ifop pour le Groupe La Poste.
{19} La traduction « durable » est inadéquate, car précisément il ne s’agit pas de faire durer un modèle de développement, mais au contraire de le modifier en fonction d’objectifs à long terme.
{20} Une centrale de 500 MGW a été construite au Maroc, d’autres sont projetées dans la région.