Jeanne Quéheillard : Quelle est votre rencontre initiale avec L’institut de l’Environnement ?
Monique Eleb : C’est par hasard que je suis arrivée à L’institut de l’Environnement. J’étais psychologue, je me formais à la psychanalyse. Je cherchais un travail d’été et un maitre assistant de la fac me propose de terminer une bibliographie qui semblait en panne sur les rapports entre sciences humaines et architecture. J’ai travaillé tout l’été et ça m’a amusée. Il faut dire que je connaissais le milieu de l’architecture par mes amis et ma famille. J’étais souvent questionnée sur la psychanalyse, la perception de l’espace, la gestalt théorie, etc. Je me suis aperçue que la recherche me passionnait. En fait, je me suis retrouvée dans un milieu incroyable, une sorte d’utopie. Un milieu où on pensait que la pluridisciplinarité allait faire évoluer les façons de penser. Les évènements de 1968 étaient récents. En juillet 1969, j’arrivais dans une institution qui démarrait mais qui avait déjà eu une expérience d’enseignement. C’était un établissement d’enseignement supérieur qui recrutait des diplômés et qui tendait vers l’idée de la recherche. Les personnes qui étaient recrutées étaient des étudiants âgés, qui pour certains avaient dix ou quinze ans de plus que moi. Il y avait des architectes, plasticiens, designers, géographes, économistes, mathématiciens, urbanistes, historiens de l’architecture etc. Une pluridisciplinarité très élargie qui était représentée par des personnalités, tous enseignants. Les étudiants de L’institut étaient des adultes exigeants qui estimaient qu’ils allaient avoir un diplôme en plus, utile et valorisant et qu’ils allaient se former tous ensemble.
JQ : Comment fonctionnait L’institut de l’Environnement ?
ME : Le Ministère de la Culture l’avait créé, Malraux était le commanditaire. Robert Joly et Jean Prouvé avaient fait le bâtiment. De nombreux chargés de mission dont Florence Contenay ou Alexandre Bonnier pour les arts plastiques ont travaillé à l’élaboration globale
Au départ, il y avait l’idée d’enseigner et de voir peu à peu comment la recherche allait se mettre en place dans les domaines où elle n’était pas instituée, comme celui de l’architecture. Quand je suis arrivée, j’étais dans le seul bureau où était écrit Centre de recherche sur la porte, en fait, c’était en sciences humaines. Faire cette bibliographie, des recherches puis des colloques sur ce thème, « sciences humaines et architecture », a été fondamental puisque cela a permis de faire des propositions, en particulier pour les écoles d’architecture, alors que tous les enseignements avaient été remis en question dans les écoles des beaux-arts et ceci bien avant mai 68.
Le directeur pédagogique était Claude Schnaidt, un architecte et historien de l’architecture, qui revenait d’Ulm, avec tout l’idéal pédagogique du Bauhaus, et une culture architecturale immense. Je l’ai alors interviewé et j’en étais resté éblouie. Il a construit le style de L’institut, le logo, la charte graphique, le choix des meubles. Il y avait une esthétique impossible à transformer. Si on demandait aux secrétaires de faire quelque chose de particulier, elles devaient demander son accord à Claude Schnaidt, étaient surveillées de très près ! Le « contrôle esthétique » était incroyable.
Parmi les enseignants il y avait aussi le sociologue Antoine Haumont et Jacques Allégret, urbaniste qui avait été un des créateurs de l’ AUA (l’Atelier d’architecture et d’urbanisme), une agence pluridisciplinaire. J’étais le jeune chercheur qui venait d’arriver. Je suis restée jusqu’en 1975, quand L’institut s’est déplacé à Nanterre. Mon directeur était Christian Gaillard, un psychanalyste jungien qui s’intéressera à l’art et enseignera ensuite à l’École des beaux-arts. En 1972 le centre s’est étoffé et Philippe Nick, architecte qui travaillait sur la formation et la profession d’architecte, puis Thérèse Evette, économiste, et Bernard Haumont, socio-urbaniste, nous ont rejoint.
JQ : Quelles étaient les caractéristiques principales de L’institut de l’Environnement ?
ME : C’était un lieu de débat, d’enseignement et de mise en place de la recherche. Mais surtout il y avait une ambiance où la compétence propre à son terrain s’associait au regard porté sur les terrains des autres. Il y avait l’idée que les autres allaient vous apprendre des choses que vous ne saviez pas, qu’ils allaient nourrir et faire évoluer votre propre spécialité. Cependant, ça grondait au niveau de l’enseignement. A l’intérieur, les étudiants étaient revendicatifs, ils exigeaient et faisaient preuve d’une certaine déception, et puis il y avait l’opposition politique entre enseignants souvent communistes et étudiants souvent gauchistes. A l’extérieur, il y avait une grande jalousie. Le ministère de la culture avait mis des moyens. Les écoles estimaient qu’on puisait de l’argent sur leur budget pour former une élite. Les étudiants donnaient l’effet d’être élus et choyés cependant qu’ils se rebellaient contre la hiérarchie. Ça grondait tout le temps. Au bout de deux ans et demi, le ministère a décidé d’arrêter l’enseignement.
L’institut de l’Environnement était un creuset intellectuel, une marmite d’échanges et de revendications sociales et intellectuelles, on voulait y tester des idées nouvelles pour changer la société. Il y avait une cafétéria et une terrasse où des gens qui venaient tous les matins pour discuter. J’y ai même rencontré Michel Foucault, et Roland Barthes. Nous avions l’idée, comme les étudiants des écoles qui fréquentaient L’institut, que là se trouvait la possibilité de construire une pensée d’avant garde, avec beaucoup d’interrogations sur les méthodes. C’était un creuset pour la recherche pluridisciplinaire.
Le mathématicien Jean Zeitoun a fait installer un ordinateur, qui occupait tout un bureau, un des premiers que l’on voyait.
JQ : Quelles étaient les activités de L’institut de l’Environnement ?
ME : Hormis l’enseignement, les activités se sont concentrées autour du centre de documentation et de la mise en place de la recherche. Cependant, très vite la recherche architecturale a pris le dessus. Les écoles d’architecture avaient une revendication théorique très forte en 1968. Le Ministère de la Culture avait confié en 1970 au professeur Lichnerowicz une réflexion sur la recherche architecturale. Le ministère avait mis en place une commission puis créé un comité de la recherche architecturale chargé de son animation dans les écoles. En 1972 est créé le Comité de la recherche et du développement en architecture (CORDA) et un Secrétariat de la recherche architecturale, (SRA) à la Direction de l’architecture. Les premiers chargés de missions du SRA, Claude Soucy, Pierre Molins et Jean-Paul Lesterlin définissent des thématiques et lancent un premier appel d’offre. Ce dernier charge trois personnes, qui s’installent dans L’institut vers 1972, je crois, d’une étude sur la recherche liée à l’enseignement dans d’autres pays. Jean-Louis Cohen (l’Europe et l’Est), Pierre Clément (l’Asie), David Elalouf (l’Amérique) ont commencé à travailler avec Jean-Paul Lesterlin sur le montage de la recherche en architecture au sein de L’institut. Pendant ce temps là, Alexandre Bonnier, chargé de mission en arts plastiques s’occupait de cet aspect. Il y avait pas mal d’étudiants qui sortaient des écoles d’art. La plupart des intervenants avaient d’autres activités en dehors. Ceux qui sont restés en interne, les documentalistes et les chercheurs, jeunes pour la plupart, faisaient marcher L’institut. Ils produisaient des documents pédagogiques. Et il y avait une imprimerie intégrée. C’était formidable. Quand j’ai fait cette première bibliographie, tout le monde croyait que L’institut avait beaucoup de moyens parce qu’il publiait des ouvrages.
Pierre Clément, architecte, a été chargé du centre de documentation qui a joué un rôle très important. Chacune des instances de L’institut donnait des problématiques pour construire la bibliothèque. Des documentalistes se renseignaient sur tout ce qui sortait et avaient mis en place toute la documentation de base pour chaque spécialité. C’était extraordinaire, ce centre nous nourrissait. Pendant 6 ans, j’ai pu lire et faire acheter tout ce qui paraissait nécessaire pour alimenter la recherche sur les deux thèmes du Centre de recherche en sciences humaines.
Et puis il y avait des colloques, des conférences et des expositions. Pour ma part, j’ai organisé avec Christian Gaillard, un premier séminaire en 1972, Sciences humaines et architecture. Questions d’enseignement, qui rassemblaient les enseignants en sciences humaines des écoles d’architecture françaises puis en 1973, Espace des sciences humaines, questions d’enseignement en architecture qui ont fait l’objet chacun d’une publication. A l’issue de cette rencontre nous avons mis en place des groupes d’études et de recherches en économie, en sociologie, en géographie, en psychologie et en histoire. Ces groupes se sont réunis pendant des années pour réfléchir sur l’enseignement, sur la façon dont la recherche pouvait nourrir l’enseignement. Comment pouvait-on être sociologue dans une école d’architecture ? etc. J’ai fait appel aux enseignants des écoles d’architecture et chaque groupe choisissait son organisateur. (Il y avait Bernard Haumont, Philippe Nick, Thérèse Evette, Suzanne Paré, Claude Prelorenzo, Jean-Charles Depaule, etc.). Ainsi un milieu se créait. En 1972, j’ai publié le 1er Cahier Pédagogique de l’IE sur Psychologie et espace avec des articles d’enseignants des écoles. Ensuite il y en a eu d’autres et notamment un n° du groupe des historiens de l’architecture autour de Bruno Fortier.
On n’employait pas le mot architecture, mais plutôt le mot espace, pour ne pas s’enfermer dans une seule discipline. Espace et environnement permettaient d’intégrer beaucoup d’autres concepts de différentes disciplines. Avec l’école des Arts déco à côté, les artistes venaient pour les conférences, les expositions ou la cafétéria. Mais c’est l’architecture qui s’est saisie de l’outil. Je ne suis pas sûre que les autres spécialités de L’institut aient été aussi dynamiques. Elles n’avaient peut-être pas besoin de L’institut de l’Environnement. Je me souviens que le premier PAN (Programme Architecture Nouvelle), créé en liaison avec le Ministère de la Culture et le Ministère de l’Equipement, y a été exposé. Le PAN a été un des hauts lieux de la reconnaissance des jeunes archis. Il a mis en scène Portzamparc, Yves Lion .... En fait, les plasticiens et les designers ne se sont pas emparés de la question de façon aussi forte que les architectes. Je me souviens pourtant d’avoir eu des réunions avec différents membres du Ministère de la Culture, autour de 1974 boulevard Sébastopol dans un appartement, pour recréer un institut où les arts plastiques et de design auraient plus d’importance et seraient plus dynamiques.
La filiation a continué par l’architecture. Quand L’institut s’est transformé en 1976, les chercheurs en architecture sont d’abord allé à Nanterre, puis ont constitué le CERA (Centre d’Etudes de Recherche Architecturale, rue Jacques Callot) devenu ensuite l’IFA (Institut Français d’Architecture rue de Tournon).
JQ : Pourquoi le mot environnement ?
Le mot environnement était un mot valise. Le mot cadre de vie était très employé. Environnement permettait de parler de tout ce qui contribuait à l’urbanisme et à l’urbanité, à vivre en ville mais pas seulement, il permettait de parler de la ville, du paysage et de l’habitat. Le mot environnement traduisait tout ce qui contribuait à notre vie quotidienne, le bâti, l’ambiance, l’art... L’environnement c’était toutes les disciplines qui concourraient à construire le cadre bâti. C’étaient des phrases qu’on répétait à tout moment.
Un jour Antoine Haumont ou Claude Schnaidt, je ne sais plus, a décidé d’inviter un « camarade », spécialiste de l’environnement tel qu’on le pense aujourd’hui, un physicien ou un chimiste qui parlait écologie. Dans la salle il y avait des protestations, parce que pour nous l’environnement ce n’était pas ça, c’était tout ce qui nous entourait, pas seulement l’écologie. Il y avait une certaine résistance à penser selon des sciences dures, comme la physique, la chimie ou autre. On trouvait ça réducteur, alors qu’aujourd’hui, on peut dire que ça a élargi le débat. Nous voulions aborder la question par les sciences humaines, mettre l’homme au centre. Il s’agissait de développer la pluridisciplinarité à partir des sciences humaines, en comptant les mathématiques comme une science humaine. Les étudiants lisaient Simondon. On était très centré sur l’innovation. En 1968, c’était l’idée de changer le monde qui nous motivait, c’est-à-dire de saisir tout ce qui nous permettait d’évoluer.
JQ : Finalement, comment pouvez-vous définir la nature et le but de cette utopie ?
ME : Quand L’institut s’est ouvert, la revendication des étudiants portait sur les savoirs. L’enseignement de l’architecture dans les écoles des beaux-arts était devenu épouvantable, car la transmission se faisait essentiellement des anciens étudiants aux nouveaux, par l’exemplarité des savoir-faire des maîtres, il n’y avait pas ou peu d’enseignement théoriques. Les écoles venaient d’être restructurées, et avaient mis en place la pluridisciplinarité active. Elles se ré intellectualisaient. Des ateliers, transformés en unité pédagogique, s’étaient déjà installés à l’extérieur comme ceux de Candilis ou de Bernard Huet. J’ai beaucoup ri en retrouvant un texte de Frantz Jourdain. Il évoque avec humour les thèmes extravagants et hors de la réalité des projets dans un atelier aux beaux-arts vers 1890, L’atelier Chantorel. En 1968, les étudiants reprochaient la même chose. On enseignait par savoir faire, avec des injustices au niveau des concours, des passe-droits. Les étudiants reprochaient de ne pas être nourris. L’institut de l’Environnement devait pallier les manques d’une génération. Il était fait pour « former des formateurs » plus compétents. Pour preuve les nombreux débats sur la pédagogie. Le but était de théoriser la pratique. La question était : quel apport théorique sera nécessaire pour que cette pratique évolue et qu’elle ne soit pas une simple imitation formelle, en dehors de la réalité sociale.
L’institut de l’Environnement était une magnifique utopie qui intégrait art, architecture, pluridisciplinarité et recherche. Pour tous ceux qui sont passés par là, il reste une nostalgie. Toutes les pistes n’ont pas été explorées. Mais pour l’architecture, L’institut a été le lieu d’une dynamique qui a aidé à construire la recherche. Le but du ministère était de former des formateurs, des chercheurs et des enseignants pour redynamiser un milieu qui était à la dérive. L’institut a été ce lieu pendant quelques années et avec la Cité de Chaillot on a pu croire, un trop bref moment, que ce creuset intellectuel pourrait se retrouver.
Propos recueillis par Jeanne Quéheillard
Paris, le 5 février 2013