Fondée en 1951 à Aspen (Colorado) par Walter Paepcke, président de la Container Corporation of America, l’International Design Conference in Aspen (IDCA) en était cette année à sa vingtième édition. Créée pour confronter les expériences et explorer les problèmes des designers, de l’industrie et de la société en général, la conférence est à la fois professionnelle et non spécialisée.
En fait, lieu de rencontres et d’échanges plus que de travail et de recherches, l’IDCA a accueilli des « speakers » prestigieux tels que Philip Johnson, Paul Rudolph, Richard Neutra, Charles Eames, George Nelson, Saul Bass et Robert Blechman.
Exclusivement américaine durant longtemps, l’IDCA décida, voici quelques années, d’inviter tous les ans une délégation étrangère. Ce qui fut le cas récemment de l’Angleterre, du Portugal et de la Suède. 1970 fut l’année de la délégation française qui était ainsi composée :
- Jean Aubert : architecte, urbaniste et designer - Enseignant à la Faculté de Vincennes Membre du groupe Utopie. François Barré : Secrétaire général du Centre de Création Industrielle.
- Jean Baudrillard : Sociologue, Enseignant à la Faculté de Nanterre, Membre du groupe Utopie, Auteur de Le Système des objets et de La Société de consommation.
- Claude Braunstein : Designer - Membre du Comité Directeur de l’Institut de l’Environnement.
- Enrique Ciriani : Architecte-paysagiste - Membre de l’Atelier d’Urbanisme et d’Architecture.
- André Fischer : Géographe - Professeur à la Sorbonne.
- Odile Hanappe . Économiste - Professeur à l’Institut de l’Environnement.
- Roger Tallon : Designer - Professeur à l’École Nationale Supérieure des Arts Décoratifs.
En outre, le signataire de ces lignes y représentait la presse. Au total donc, une délégation de 9 membres.
Se déroulant du 14 au 19 juin dernier, la XXe IDCA attira environ 2 000 participants et accueillit 12 « speakers » parmi lesquels le professeur Reyner Banham, l’architecte Paul Friedberg, le géographe Peter Hall, le constructeur Carl Koch, le politicien Stewart Udall, l’avocate noire Cora Walker et le « Jeune lion » de Berkeley Sim Van Der Ryn.
Présidée par le designer Eliot Noyes, la conférence avait pour thème « l’Environnement par le design ».
Le thème choisi fut rapidement débordé par l’exposé de la pollution aux États-Unis et son remède miracle l’écologie.
Les écologistes menés par leur grand-prêtre Clifford Humphrey ne masquèrent pas - par leur enthousiasme - l’ambigüité qui se cache sous la lutte contre la pollution, et surtout n’abordèrent jamais la question des raisons profondes de la pollution.
Membre du bureau de l’IDCA, Saul Bass ne fut pas dupe et déclara : « Le retour à la terre est une notion religieuse. Le grand-prêtre dit nous sommes tous des salauds, mais si nous plantons un arbre, nous serons pardonnés. Tout le monde se lève et applaudit à tout rompre : c’est une manière de pénitence, de contrition ». Poussant plus loin, il ajoutait à propos de la politique d’écologie du gouvernement américain : « Tout ce que Nixon embrasse est suspect à mes yeux. »
Tension donc -, au sein de la conférence - ; Herbert Bayer, ancien du Bauhaus, qui fut à l’origine de l’IDCA la résumait ainsi : « Créée pour être un lien entre les designers, les industriels et le gouvernement, l’IDCA devient depuis deux ans une simple rencontre de professionnels où tout ce qui est discuté l’est en termes d’argent. Devenue trop large et revenant trop souvent, elle perd en qualité d’audience et ne trouve pas la matière suffisante pour tenir une telle fréquence. L’IDCA mourra si elle ne change pas ».
Pourtant, la conférence avait bien commencé, avec une intervention passionnante, dominée par l’humour, l’intelligence et la lucidité et due à Richard Farson membre du California Institute of the Arts, et responsable d’une école de design. Pour Farson les designers créent des problèmes mais ne les résolvent pas, la plupart du temps parce qu’ils ont peur des contradictions. Or, il faut embrasser les paradoxes, garder le contact avec le public et tenter avant tout de poser les questions correctement. En bref, il faut tout refaire, réécrire les textes historiques ; changer le leadership de l’enseignement ; transformer les rapports femmes - politique, changer la vie, mais pas dans un sens décoratif ; en arriver à la libération de l’homme ; faire des libertés individuelles un droit réel.
Vaste programme qui suppose - toujours selon Farson - de considérer qu’on n’apprend rien des experts ; mais seulement de ses propres réussites et des erreurs des autres. De nombreux problèmes ont été soulevés par l’intervention de Farson ; il n’a malheureusement proposé aucune solution à ces problèmes.
Ce qui ne fut pas le cas de Richard Saul Wurman, architecte-urbaniste et enseignant, qui proposait des solutions efficaces et réalistes pour rendre les villes plus habitables, plus « fréquentables ». Nous reviendrons dans un procham numéro sur sa très concrète intervention. Un problème se posait aux participants, le design et l’écologie étaient-ils véritablement la panacée aux déchirements de l’environnement ?
Pour Reyner Banham, professeur et critique d’architecture londonien, « l’environnement couvre toutes les disciplines. Cela ne m’intéresse pas de toucher à tout, c’est trop gros, trop important. Et d’ailleurs, quelle sorte d’enseignement peut-on offrir aux futurs : « environmental operators ? » Tout cela me semble être un faux problème. »
La délégation française, elle, offrit un refus plus radical et réellement motivé.
Pour expliquer son attitude, elle confia à Jean Baudrillard le soin de rédiger une « déclaration » exposant son sentiment, en même temps qu’elle était prise de position nette et réfléchie, et intitulée « La mystique de l’environnement ».
« Le groupe français invité à cette conférence a renoncé à présenter une contribution positive. Il a pensé que trop de choses essentielles n’ont pas été dites ici, quant au statut social et politique du design, quant à la fonction idéologique et à la mythologie de l’environnement. Dans ces conditions, toute participation ne pouvait que renforcer cette ambigüité, et le silence complice qui règne sur cette conférence. Le groupe a donc préféré présenter un texte de mise au point.
L’actualité brûlante des problèmes de design et d’environnement n’est pas tombée du ciel ni surgie spontanément de la conscience collective. Elle a une histoire. Banham a bien montré l’illusion et les limites morales et techniques de la pratique du design ou de l’environnement. Il n’a en rien abordé la définition sociale ; politique de cette pratique. Ce n’est pas un hasard si tous les gouvernements occidentaux lancent aujourd’hui (en France plus précisément depuis 6 mois) cette nouvelle croisade et cherchent à mobiliser les consciences en criant à l’apocalypse. En France, l’ « environnement » est une des retombées de mai 1968, plus précisément une retombée de l’échec de la Révolution de Mai ; c’est l’idéologie par laquelle, entre autres, le pouvoir essaie de conjurer sur les rivières, et les parcs nationaux ce qui pourrait se passer dans la rue. Aux États-Unis, ce n’est pas un accident, si cette nouvelle mystique, cette nouvelle frontière est contemporaine de la guerre au Viet Nam.
Ici et là il y a une situation virtuelle de crise profonde : ici et là les gouvernements restructurent leur idéologie maîtresse afin de faire face à la crise et de la surmonter. On voit que la survie dont il est question au fond n’est pas du tout celle de l’espèce, mais celle du pouvoir.
Dans ce sens, l’environnement (le design, la lutte anti-pollution, etc.) prend ce relais, dans l’histoire des idéologies, de la grande croisade des Relations Humaines et publiques consécutive à la grande crise de 1929, à ce moment là, le capital réussit à relancer la production et à se restructurer grâce à l’immense injection publicitaire, relationnelle, dans la consommation, dans l’entreprise, dans la vie sociale. Aujourd’hui face à des contradictions plus larges, face aux contradictions nouvelles qui traversent à la fois les structures internes des pays surdéveloppés et opposent ceux-ci tous ensemble, à l’échelle mondiale, aux pays du Tiers-Monde, le système met en œuvre une idéologie plus large, planétaire, qui puisse refaire l’union sacrée de l’espèce humaine par-delà les discriminations de classes, par-delà les guerres, par-delà les conflits néo-impérialistes. Encore une fois, cette union sacrée scellée au nom d’environnement n’est que la sainte alliance des classes au pouvoir dans les pays riches.
Dans la mystique des relations humaines, il s’agissait de recycler, de réadapter, de réconcilier les individus et les groupes avec la société ambiante, donnée comme idéal.
Dans la mystique de l’environnement, il s’agit de les recycler, de les réadapter, de les réintégrer à une nature ambiante idéale. Par rapport à l’idéologie précédente, celle-ci est donc encore plus régressive, plus simpliste, mais par-là même peut être plus efficace : la structure et la relation sociale avec ses conflits, l’histoire y disparaissent complètement au profit d’une nouvelle nature - avec détournement de toutes les forces sur un idéal de boy-scout, un idéal d’euphorie naïve et mystique au sein d’une nature hygiénique. Si les mythes ont toujours servi à naturaliser l’histoire, celui-ci est l’aboutissement mythologique des sociétés capitalistes. La théorie de l’Environnement prétend s’appuyer sur des problèmes réels, concrets, évidents : mais la pollution, les nuisances, les dysfonctions sont des problèmes techniques liés à un mode social de production. La croisade de l’environnement, elle, est tout autre chose : en cristallisant sur un modèle utopique, sur un ennemi collectif, mieux, en culpabilisant collectivement les consciences (we have found the enemy, and he is us), elle passe des problèmes et des solutions techniques à la pure et simple manipulation sociale.
La guerre, les catastrophes naturelles ont toujours servi à ressouder la société déchirée. Aujourd’hui c’est la mise en scène d’une catastrophe naturelle, d’une apocalypse naturelle permanente qui remplit la même fonction. Dans la mystique dirigée de l’environnement, ce chantage à l’Apocalypse, à l’ennemi mythique qui est en nous et partout vise à créer une fausse interdépendance. Rien de tel qu’un parfum d’écologie et de catastrophe pour réconcilier les classes : sinon la chasse aux sorcières dont au fond la mystique de l’antipollution n’est qu’une variante.
Les problèmes du design et de l’environnement ne sont donc qu’en apparence des problèmes objectifs, en fait ce sont des problèmes idéologiques. Cette croisade qui relance à un autre niveau tous les thèmes de la frontière et de la nouvelle frontière kennedyenne, tout en la lutte contre la pauvreté où le thème est la « Great society » (en France, « Nouvelle Société »), etc., constitue une structure idéologique d’ensemble, une drogue sociale, un nouvel « opium du peuple ».
Il serait d’une certaine façon trop facile d’opposer les bombardements au napalm au Viet Nam et le soin amoureux qu’on met ici à protéger la flore et la faune naturelles. On pourrait dresser un fabuleux procès-verbal de toutes les contradictions flagrantes où s’enfonce ce nouvel idéalisme. Mais il y a là un malentendu, et l’opposition entre le napalm et la chlorophylle n’est qu’apparente : en fait, c’est la même chose au Viet Nam, c’est la pollution communiste qui est combattue. Ici, c’est contre la pollution des eaux qu’on lutte. C’est contre la pollution des Indiens, des Noirs, ou en France des Algériens ou des Portugais qu’on les enferme dans des réserves ou des ghettos. C’est une même logique qui ordonne tous ces aspects, l’opération idéologique consistant à travestir en idéal, en valeurs humanistes un certain nombre de pratiques (la lutte antipollution) pour les opposer formellement aux autres (la guerre au Viet Nam, etc.) qui ne serait qu’une réalité déplorable, un accident.
Il faut bien voir qu’une même politique, un même système de valeur est à la base, et que partout le pouvoir a toujours lutté contre la pollution : la pollution de l’ordre établi. Cet « ennemi » mythique que tout le monde est invité à traquer, à détruire, en lui-même aussi, c’est tout ce qui, en lui ou hors de lui, pollue l’ordre social et l’ordre des productions.
Il n’est pas vrai que la société soit malade, que la nature soit malade. Cette mythologie thérapeutique qui voudrait faire croire que si ça ne va pas, c’est le fait de microbes, des virus, ou des dysfonctions biologiques, masque le fait menaçant, le fait politique, le fait historique, qu’il s’agit de structures sociales et de contradictions sociales, et pas du tout de maladie ou de métabolisme détraqué qu’il suffirait de soigner. Tous les designers, architectes, sociologues, etc. qui se veulent les thaumaturges de cette société malade sont complices de cette réinterprétation du problème en termes de maladies qui est une autre forme de mystification,
Nous disons donc pour conclure que cette nouvelle idéologie environnementale et naturiste est la forme la plus évoluée et pseudo-scientifique d’une mythologie naturaliste, qui a toujours consisté à recycler sur une fausse nature idéale, sur une essence idéale du rapport Homme/Nature, l’atrocité objective réelle des rapports sociaux.
Aspen, c’est le Dysneyland du design et de l’environnement, on y traite de l’Apocalypse et de thérapeutique universelle dans une ambiance idéale et enchantée, mais le problème dépasse de loin Aspen : c’est toute la théorie du design et de l’environnement elle-même, qui constitue une utopie généralisée, utopie mise en place et sécrétée par un ordre capitaliste, qui se donne pour une seconde nature, afin de se survivre et de se perpétuer sous le prétexte de la nature ».
Ce texte fut accueilli par des applaudissements polis. Ni interrompu, ni discuté, il provoqua une réaction de surprise au niveau le plus élémentaire.
Les « Colombes » s’inquiétaient de savoir si le groupe français était « heureux » ou non ; les « Faucons », eux, s’indignaient que des « invités » se permettent une telle insolence.
À se demander si, finalement, le texte de Jean Baudrillard a eu une portée quelconque, sinon sur le groupe français justement qui l’avait accepté avant même sa rédaction ?
Le masque de « Kindness » de l’Amérique empêchait toute confrontation postérieure.
Ce qui faisait dire à François Barré qu’il s’agissait là d’un « rendez-vous de fonctionnaires du design ».
Seul Peter Blake, membre du bureau de l’IDCA et rédacteur en chef d’Architectural Form dans son compte rendu de la conférence, signalait, dans le numéro du mois d’août de la revue, « qu’assez curieusement, c’est un petit groupe d’invités français qui eut le mot de la fin : dans une proclamation lue le dernier jour, les Français déclarèrent en effet que la politique d’environnement est un choix fait par les gouvernements réactionnaires pour distraire l’attention des masses de problèmes autrement plus importants (par exemple, le Viet Nam). Ils auraient dû ajouter que les gouvernements réactionnaires de gauche utilisent la même technique pour distraire l’attention de leurs propres véritables objectifs », soit une belle morale de l’ambigüité !
Particulièrement languissante, cette conférence fut néanmoins l’occasion pour le groupe français de faire des rencontres passionnantes et enrichissantes, parmi lesquelles il convient de distinguer spécialement celle du graphic designer Saul Bass, notamment auteur des génériques de « L’homme au bras d’or », « Autopsie d’un meurtre » et « Exodus ». Cette impression d’abandon fut ressentie par beaucoup. À tel point que l’on parla, les deux derniers jours, de la supprimer définitivement. Finalement, le visa de l’IDCA est prorogé et la XXIe édition de la conférence sera présidée par Jack Roberts de Los Angeles qui en assurera la programmation de concert avec Richard Farson.
La fin d’Aspen n’est pas pour demain !