Evidence ou tautologie que d’associer design et environnement. En effet, c’est en pensant en terme d’environnement que le design trouve tout au cours de son histoire sa légitimité et son développement. Selon son étymologie et son radical vir, le terme environnement recouvre à la fois le tour, le contour et les alentours. Il s’appréhende donc en tant que contenant (forme d’un tour ou d’un anneau) issu d’un mouvement (faire le tour) jusqu’à traiter d’un contenu (ce qui est autour, les alentours). À ce titre, l’environnement se rapporte au cadre de vie, à l’ambiance, au voisinage, enfin bref à tout ce qui relève d’une construction du monde et de son habitabilité. Ce dont traite le design dans ses fondements les plus engagés et qui va s’incarner dans des formes différentes selon les époques et leurs problématiques spécifiques.
Il n’est pas de notre propos de revenir sur l’ensemble de l’histoire du design en regard de cette question. Cependant, nous ne pouvons pas ignorer les démarches d’un proto design des shakers ou les propos de Catherine Beecher et ses réflexions économiques et politiques sur la vie domestique et l’aménagement des maisons américaines sur fond de revendication féministe et abolitionniste. En leur temps, le mouvement arts and crafts, sous la conduite de Ruskin et de William Morris, ou Henri Cole promoteur d’une fabrication industrielle « alliant le grand art et l’habileté mécanique », se sont inquiétés des conséquences de l’industrialisation sur les conditions ouvrières, la pollution et l’insalubrité de l’habitat. Fondée après la deuxième guerre mondiale, l’école d’Ulm, dans la suite du Bauhaus, fera de l’environnement son programme. En 1969, l’historien anglais Reyner Banham publie The Architecture of the Well-tempered environment (L’architecture de l’environnement bien tempéré) {1}, tandis que se préparent sous son expertise les rencontres internationales de design d’Aspen (IDCA) qui en 1970 vont connaître des débats houleux. Même année, au printemps 1970, Emilio Ambasz, nouvellement nommé curateur du design au Museum of Modern Art à New York, annonce son ambition de faire du musée un protagoniste actif dans le débat sur les processus qui construisent l’environnement contemporain, qu’il s’agisse du monde naturel ou de celui fabriqué par les humains. À ce titre, en janvier 1972, il inaugure le projet Universitas, Solutions for a Post-Technological Society où seront réunis pendant deux jours des architectes, urbanistes et théoriciens, dont Jean Baudrillard {2}. En France, le Ministère des Affaires Culturelles fonde en 1968 l’Institut de l’Environnement (association loi 1901) qui était un centre de formation et de recherche pour un nouvel enseignement de l’urbanisme, de l’architecture, du design et de la communication pour répondre aux enjeux d’un « environnement sensible » selon l’expression d’André Malraux. La réforme de l’enseignement des beaux-arts en 1972/1973 fera apparaître dans les écoles deux types de départements ou options, environnement et communication {3}. Dans ce même mouvement, le gouvernement Jacques Chaban Delmas (en 1969-1970) cherchera à définir les problématiques de l’environnement en y associant plusieurs ministères dont les questions se rapportaient à la nature et l’aménagement du territoire.
Ainsi donc, autour des années 1970, en France et au niveau international, dans tous les pays industriels, l’environnement devient une question primordiale {4}. Les débats qui visent à en définir les principes d’approche deviennent des lieux de tensions théoriques et conceptuels. Ils cristallisent des enjeux économiques et politiques façonnés par l’articulation opérée entre modernité et nature.
À ce titre, la déclaration, écrite par Jean Baudrillard, de la délégation française conduite par le designer Roger Tallon aux rencontres d’Aspen en 1970, prend tout son sens. « Aspen est le Disneyland de l’environnement et du design. Le problème est loin d’Aspen. C’est toute la théorie du design et de l’environnement en lui-même, qui constitue une Utopie généralisée, une Utopie produite par le système capitaliste qui se donne l’apparence d’une deuxième nature afin de survivre et de se perpétuer sous le prétexte de nature. »
Cette déclaration, associée aux réactions et aux manifestations des étudiants et des activistes de l’environnement présents en 1970, marque un tournant pour les rencontres d’Aspen. The Special Edition of Aspen Times réalisée par les étudiants de CalArts à Los Angeles sous la conduite de Sheila Levrant de Breteville en 1971, et publiée dans ce numéro de Rosa B, font apparaître de nouvelles formes et de nouveaux thèmes.
En 2008, à Gasworks à Londres, du 19 septembre ou 9 novembre, l’artiste Martin Beck tire de cette même intervention, le titre de son exposition Panel 2 : « Nothing better than a touch of ecology and catastrophe to unite the social classes… »
En réutilisant des éléments propres à Aspen 1970 et en faisant rejouer la lecture du texte de la délégation française dans la forêt d’Aspen, l’installation de Martin Beck permet quarante ans plus tard de se ressaisir de références historiques et de les remettre en jeu. L’intérêt de Martin Beck pour les questions d’historicité et de leur représentation visuelle permet de rapprocher les débats sur l’environnement de leur contexte d’apparition, en même temps qu’à travers une reprise d’éléments modernistes, se réactualisent le dénouement du modernisme et les confrontations nouvelles issues du mouvement post-moderne.
Au centre de cette préoccupation pour l’environnement construit, c’est la révolution de l’objet et du signe, que Jean Baudrillard préconisait dans certains de ses principaux textes, qui est mise en jeu. Cette aventure sémiotique (en tant que thème cher aux courants poststructuralistes) concernait tous les domaines d’activités autant que la fonction de l’image même dans la dite « société du spectacle ». C’est dans ce contexte que le postmodernisme est signifiant, pour décrire le tournant culturel ainsi que les changements dans le signe et l’image qui commençaient à transformer la relation avec l’environnement, à partir d’une prise de conscience des modes productifs (le « man-made environment » d’Emilio Ambasz). S’ajoutait à cela un nouveau type de matérialisme enraciné dans la critique des valeurs autoritaires et universalistes reçus de l’héritage moderniste. Cette aventure du signe et de l’environnement fit l’objet d’un chapitre dans l’ouvrage de Baudrillard Pour une critique de l’économie politique du signe {5} publié deux années après de la conférence du IDCA à Aspen et dans l’intensité et l’excitation du développement théorico-pratique de l’Institut de l’Environnement à Paris. Dans ce chapitre titré « Design et environnement ou l’Escalade de l’économie politique », à partir de la fonctionnalité définie par le Bauhaus comme double mouvement d’analyse et de rationalisation des formes (non seulement industrielles, mais aussi environnementaleset sociales), Baudrillard reconfigure la révolution de l’objet dans une synthèse encore plus précise, celle du signe. Malgré cela, la volatilisation du signe commence à se manifester à travers des symptômes qui questionnent cette même idée du fonctionnalisme moderne. Confronté aux nouveaux défis de l’accélération technologique et à la cybernétique, autant que soumis aux caprices de la société de consommation et du spectacle, le signe commence à se débarrasser lentement de ses référents. Il acquiert une vie propre, préfigurant un postmodernisme en floraison. Selon Baudrillard, à partir de ce moment, le design s’immerge dans la mode ou dans les mass media. Tout ce qui était tenu pour marginal dans la période précédente, irrationnel, anti-art, anti-design, du pop au psychédélique, obéit, qu’on le veuille ou non, à la même économie du signe. En ce sens, plus rien n’échappe au design. Voila la victoire suprême du postmodernisme qui se manifeste moyennant toute une série de ressources, presque des tics, depuis la complexité, l’ironie, l’ambigüité, le jeu, la multiplicité temporelle, et de façon plus particulière, la monumentalité esthétique et utopique. Le signe se sépare lui-même de son référent, le monde social et historique, pour se développer dans une autonomie augmentée et flottante, autoréférentielle. En ce sens, et selon Jean Baudrillard la question de l’environnement n’émerge pas seulement depuis la conscience de la nature et de l’écologie, mais depuis l’intérieur des pratiques sociales qui ont pour destinataires ultimes l’image et la production des formes. La sémiotique (mais aussi la sociologie) est le domaine où une écologie du signe et une écologie de la forme peuvent se penser sans perdre de vue la prise de conscience media-environnementale.
Ce débat historique appliqué à la créativité dans le design, nous interroge à l’heure actuelle sur les limites du postmodernisme, qui en tant que style culturel est souvent donné comme caduc. En même temps, il nous interpelle sur les options et les possibilités émergentes. D’une part, un quelconque retour au modernisme paraît pratiquement impossible, tandis que le postmodernisme même (stylistiquement parlant, avec son attachement pour la belle forme mais inutile) s’est révélé inefficace pour saisir les potentialités des objets et des formes dans notre monde contemporain. Le presse-citron Juicy Salif de Philippe Starck que Paolo Deganello considère le summum du non nécessaire est un des exemples les plus cités comme démonstration de la vacuité ironique du postmodernisme {6}. En après coup, (l’histoire donne toujours la mesure des tendances esthétiques et reste le lieu de trouvailles iconiques surprenantes), la propre position de Baudrillard après Aspen est elle-même associée à un positionnement d’étendard d’un type post-moderne plutôt qu’à un type de design radical des années 70, comme celui de Deganello ou d’Archizoom ou d’un courant progressiste et critique particulier.
Dans le temps présent, nous faisons l’hypothèse que la sémiotique de l’environnement construit nous ramène à une écologie de la forme. Conçue à partir d’un maximum de fonctionnalité et praticité, les formes sont issues de la recherche d’une combinatoire matérielle et technique efficace. Cette écologie met l’accent sur la potentialité d’usage des formes. À l’heure de chercher des solutions, elle fait la promotion du recyclage d’idées jusqu’au point où, occasionnellement il est plus adéquat d’acquérir sur le marché un produit standard, que de designer un autre produit de manière expresse. Ce que l’écologie de la forme promeut, en art et en design, c’est une économie de guerre afin de profiter au maximum de la créativité déjà existante autour de nous. En ce sens, environnement et écologie, au même titre que nature et culture ne relèvent plus d’une séparation identifiable. Ce qui est là et à disposition appartient à « une seule et même production de sociétés-natures, de collectifs » selon les termes utilisés par Bruno Latour dans son élaboration d’une troisième voie {7}. Ni moderne, ni postmoderne, le non moderne émerge dans notre actualité. C’est à ce titre que Rosa B se propose de remettre en jeu la question sur l’environnement et le design. Dans le sillage de Martin Beck et de la réactivation des documents d’Aspen qu’il opère à travers son exposition, et suite à la publication de son livre The Aspen Complex Edited by Martin Beck {8} et avec sa participation pour ce numéro, Rosa B prend la forme d’une archive, en tant que ré-actualisation de documents historiques qui remettent en perspective les débats en cours sur la fabrication de notre environnement.
{1} Reyner Banham, The Architecture of the Well-tempered environment, Chicago University Press, 1969.
Reyner Banham, L’architecture de l’environnement bien tempéré, trad française. Editions HYX, Orléans, 2010.
{2} Emilio Ambasz, Harriet Schœholz Bee, Gina Rossi, The Universitas project, Solutions for a Post-Technological Society, Museum of Modern Art, New York, 2006.
{3} Au cours des années 1980, le terme design remplacera environnement.
{4} Florian Charvolin, « L’invention du domaine de l’environnement », Strates [En ligne], 9 | 1997, mis en ligne le 19 octobre 2005. http://strates.revues.org/636
{5} Jean Baudrillard, Pour une critique de l’économie politique du signe, Coll ; les essais, Gallimard, Paris, 1972.
{6} Paolo Deganello, voir http://www.experimenta.es/en/noticias/depth/we-need-turn-design-inside-out-glove-2411
{7} Bruno Latour. Nous n’avons jamais été modernes. Essai d’anthropologie symétrique. Editions La Découverte, Paris, 1991.
{8} Martin Beck, The Aspen Complex edited by Martin Beck, Sternberg Press,
Berlin, 2012.