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Dans cette discussion réalisée par e-mail, Yann Chateigné Tytelman et Florent Mazzoleni évoquent ce que représentent pour eux aujourd’hui, les enjeux de la « culture pop » entre art, musique et pensée critique. Y sont évoquées ses formes et son économie, sa géographie et sa politique, de sa naissance à la pop globale, des Etats-Unis à l’Afrique et vice-versa, en passant par le « cas français ».

Ecrivain, journaliste et photographe, Florent Mazzoleni a notamment publié L’Épopée de la musique africaine (Hors Collection, 2008), Disco (Flammarion, 2007) et L’odyssée du rock (Hors Collection 2004). Vient de paraître : Les racines du rock (Hors Collection, 2008).

Une discussion entre Yann Chateigné Tytelman et Florent Mazzoleni

Question de définition : partons du postulat que le mot « pop » est aujourd’hui un terme vide, ou que, plutôt, utilisé à tort et à travers, il qualifie des réalités extrêmement différentes au point d’échapper à toute tentative de réduction. Alors que les historiens de l’art débattent de la date de naissance du pop en art (en Angleterre : les premiers collages d’Eduardo Paolozzi à la fin des années 1940 ? les tableaux de Richard Hamilton au milieu des années 1950 ? les séries répétitives de Warhol à New York au début des années 1960 ? ou encore les multiples expériences en Europe à ce moment, de Gerhardt Richter à Martial Raysse, en passant par Michelangelo Pistoletto ou Wolf Vostell), on continue de dire, de nos jours, qu’une œuvre, un morceau de musique, un objet culturel, quel qu’il soit, est pop.
Après le classique, le moderne, le pop traverse les périodisations. Il n’induit pas, uniquement une stylistique, mais aussi une idéologie : on peut « être pop ». Et cela peut également induire un mode de vie (je ne parle pas – même si le « camp » en passe par là – de style vestimentaire, bien, sûr). Le pop représente une autre attitude, une manière spécifique d’être au monde, qui excède le champ de l’histoire des arts. Et, aujourd’hui, utilisé de manière presque obsessionnelle (on dit bien : « c’est pop », comme « c’est totalement postmoderne » ou « absolument trash »), le terme apparaît comme un terme magique, recouvrant des réalités contradictoires, et ne passant pas nécessairement par le langage, pointant une situation complètement informée par les industries culturelles. C’est à cet endroit que le mot pop m’intéresse, en tant que terme stratifié : il recouvre à la fois une définition historique, un phénomène culturel et une philosophie. 

Le terme pop est aujourd’hui comme tu le définis si bien, à la fois une « définition historique, un phénomène culturel et une philosophie », si ce n’est un art de vie et de vivre. Dans toutes ces applications, ce terme se trouve considérablement arrondi et à même de toucher le plus grand nombre. Cette rondeur se manifeste dans sa terminologie même. Par pop, on entend en effet le bruit d’une bulle qui éclate ou qui apparaît et pas seulement dans l’idiome réservé à la bande dessinée.

Avant d’être pop et de passer à la postérité, cette bulle a dû surgir, ie « pop up », pour ensuite devenir ronde et accueillante, certains lui prêtant même des qualités organiques par les sonorités qui se dégagent du terme pop. Cette apparition sous-entend une certaine inventivité, dans sa naissance, sa conceptualisation, son existence et son idée d’ascension. En musique comme en peinture ou en photo, avant d’éclater et d’être récupérée comme idée ou expression artistique par le plus grand nombre, une idée, une création existe par la seule volonté de celui qui l’imagine.

Au-delà des formes simples, colorées, répétitives, du collage/montage, de l’omniprésence de l’objet quotidien, des manières de faire liées au design industriel, du jeu texte/image lié aux médias, à la publicité, qui reste lié à différents contextes, ce qui définirait le pop ne résiderait-il pas dans cette mise en scène de différents types, une schématisation et un détournement des formes dominantes ?

On peut effectivement avoir une lecture du pop comme quelque chose qui monte progressivement à la surface, avant d’y affleurer et de devenir bulle, après un intense bouillonnement ou une agitation souterraine. C’est ainsi que le pop, devenu bulle ou mainstream , se nourrit de l’ underground et y trouve nombre de ses racines. Je ne pense pas pour autant qu’il vise à détourner les formes dominantes, des formes de contrôle, à la fois conformistes et consensuelles. Le pop vise par essence à exister, flotter, à se répandre comme un pollen libre de la création culturelle. Il reflète une certaine liberté.

Le pop peut être certes encagé et contrôlé, mais aussi retourner, volontairement ou non, dans l’ underground ou dans le bouillonnement dont il était issu. N’oublions pas que la notion même de pop demeure très volatile et éphémère. N’oublions pas qu’un groupe aussi important et malheureusement oublié que les Fugs était en France à la fin des années 1960 considéré comme faisant partie de la Pop music . Aujourd’hui, ils sont retombés dans l’anonymat et l’ underground le plus obscur. Et ce n’est qu’un exemple parmi tant d’autres…

Dès lors, que penser aujourd’hui de cette question du « populaire », de ce qui serait en « haut » ou en « bas » dans la culture, voire de comment ce qui fut en débat politique dès les années 1930 entre les partisans d’une avant-garde absolutiste (Greenberg) et ceux d’un art « démocratique » (Alloway) est aujourd’hui un sujet beaucoup plus emmêlé ? Tout me semble de nos jours plus mobile, complexe, ambivalent : le pop ne peut aujourd’hui être envisagé de manière naïve, avec la même foi en l’industrialisation, la croyance en la possibilité de « rivaliser » avec un système qui s’approprie à peu près tout. Le pop ne peut être pensé aujourd’hui en dehors de relations ambiguës entre populaire et populiste et du processus de mainstreamisation de toute entreprise indépendante ou marginale, au point de menacer profondément la notion même de communauté.

La société marchande globale guette inlassablement ces marges, à la manière du contrôle de sites phares comme Myspace ou Youtube, où le moindre frémissement culturel intéressant, ie pop est disséqué et commenté avec minutie par les experts de la Pop culture globale. Les communautés induites par ces forums et autres sites ne me paraissent être qu’une forme de contrôle global de l’expression pop. Paradoxalement, celle-ci n’a jamais eu autant de manière et de possibilités de se décliner et pourtant son essence même semble exsangue, alors que ses coquilles et autres contenants n’ont jamais été aussi alléchants.

Serait-il possible de définir les formes que prend le pop, j’entends le pop d’hier et d’aujourd’hui ?

Le pop aujourd’hui est devenu beaucoup plus global. Jadis, le territoire du pop se limitait aux domaines de l’art contemporain et de la musique populaire. Aujourd’hui, le pop est présent dans toutes les échelles de la société, des publicités sur les murs du métro à l’emballage de produits alimentaires en passant par Internet, le design des voitures ou des transports publics, le mobilier, la télévision ou les ondes radio abreuvée de pop mainstream .

Paradoxalement, la notion de « pop pure pour les gens d’aujourd’hui » ( Pure pop for now people ), telle qu’inventée par le musicien britannique Nick Lowe à la fin des années 1970 est galvaudée. Elle n’est plus représentée, supplantée par des formes musicales moins mélodiques et incisives. Le Pop art est aujourd’hui entré dans l’histoire, et est essentiellement visible dans les musées, plus que sur les murs de la ville, remplacé par des courants artistiques plus spécifiques qui se réclament pourtant de lui.

On parle aujourd’hui d’une véritable bulle pop, comme les bulles financières ou immobilières, qui ne demande qu’à éclater. Jadis, des années 1950 à celles qui ont suivi la révolution rock’n’roll, un des plus grands bouleversements du vingtième siècle, le pop était plus difficile à appréhender même s’il paraissait plus naïf et abordable. Le pop fait aujourd’hui l’objet de toutes les attentions marketing, marchandes ou publicitaires, récupéré et diffusé à l’excès.

Comme me l’avait remarquablement résumé le grand Robert Wyatt : « Les gens se plaignent que le marketing contrôle aujourd’hui la pop, le style. Et la pop peut effectivement devenir très ennuyeuse, uniformisée, avec des danses stupides et des coupes de cheveux ridicules. Mais il me semble que la musique pop est très importante, car elle reste la musique de jeunes garçons qui découvrent de jeunes filles. Elle fait partie de la manière dont les garçons et les filles s’imaginent et deviennent romantiques les uns envers les autres. C’est très sérieux. Cela paraît socialement correct, mais c’est la musique du peuple, des gens qui sont trop occupés pour se soucier vraiment de la musique ou qui ne sont pas vraiment intéressés par autre chose. Mais, ils possèdent un langage commun, celui des chansons pop, faciles à chanter ».

Cette notion de séduction dont parle Wyatt est très intéressante. Le pop, dans sa globalité, artistique, musicale, télévisuelle, cinématographique, est un rite de passage romantique. Il correspond à ce dont le sociologue canadien Erving Goffman évoque dans son ouvrage phare « La mise en scène de la vie quotidienne » ( The Presentation of Self in Everyday Life ). Le pop incarne désormais le décor naturel, la bande-son de notre quotidien, tellement vaste et englobant qu’on ne s’en soucie presque plus. Il participe explicitement ou intimement à nos rites d’interaction et aux jeux de séduction qui en découlent. L’idée romantique qu’il véhicule reste à mon avis fondamentale.

De même, Wyatt parle de facilité à chanter et à retenir les paroles. Cette facilité et cette accessibilité font partie de ses plus grandes qualités. Une image, comme un air pop doit être accessible, concis et immédiatement mémorable, participant ainsi à une modernité de plus en plus imagée et référencée, où le pop est constamment stimulé.

Lorsque l’on pense pop, on pense en effet souvent : ligne claire, Tintin, Beatles, Beck, etc. L’idée du mâle, de couleur blanche, sans âge et à la sexualité ambivalente. Une certaine idée du milieu, du medium, voire du neutre, sur lequel se projètent les fantasmes des fans. Le pop se fonde sur le standard, ce que l’on peut interpréter, s’approprier, au risque de la standardisation. Il y a pourtant forcément des alternatives : les différentes figures afro-américaines de la Pop music ou la Pop africaine, sur laquelle tu as travaillé, sont des exemples parfaits ?

Les perspectives et les stimuli pop sont constants et universels. Les chansons pop congolaises vantaient souvent les mérites de telle ou telle marque de lessive ou de savon. La candeur avec laquelle musique et commerce s’unissaient en Afrique au cours des années 1960 n’a sans doute pas d’égal ailleurs dans le monde. De même, la sincérité et la croyance en la Pop music comme vecteur d’élévation spirituelle, sans même penser à une quelconque reconnaissance commerciale, a été l’une des constantes de l’âge d’or de l’afro-pop, des indépendances au début des années 1980, à la fin de la période vinyle.

La musique de Guinée, de Mali, du Sénégal, du Bénin, d’Angola ou du Congo atteint des sommets au cours de cette période précisément parce qu’elle offrait une alternative à la musique pop occidentale. Incidemment, cette grande musique afro-pop était une manière de « réafricaniser » par le biais d’instruments amplifiés et de moyens modernes les musiques cubaines, rock, soul et funk qui arrivaient alors en Afrique. On atteignait alors une forme d’essence pure de la pop, une musique du quotidien, musique de danse, de fête, de partage, de médiation, de propagande, de voyage ou de sexe qui touchaient à des émotions sincères et vraies.

Le triomphe de la Pop music partout dans le monde au cours des années 1960 a eu le même impact que l’arrivée du tambour africain en Andalousie et en Europe par le biais des armées almoravides et de leurs soldats maures au onzième siècle. Intense et inédit, ce tambour de guerre a apporté une nouvelle organisation rythmique qui passait d’abord par l’effroi que ce son procurait auprès des armées castillanes, blanches et chrétiennes.

Progressivement, ces tambours et leur révolution rythmique ont changé la manière d’entendre et de jouer la musique populaire. Au fil des siècles, de rythme de guerre, le tambour est devenu un véritable rythme de la séduction. Au cours des années 1960, la Pop music véhiculait, sous couvert de modernité, ce rythme de la séduction, affiné entre La Havane et La Nouvelle-Orléans pour ensuite dominer toute la Pop music anglo-saxonne. Cela a changé la manière de concevoir les choses.

C’est là toute l’ambiguïté politique du pop, qui investit des formes extrêmement codées, porte des masques immédiatement reconnaissables, parle une langue en apparence conservatrice pour, bien sûr, les refléter, les mettre à distance, et nous faire prendre conscience de leur réalité. Où repérer les alternatives aux modèles pop dominants, les artistes qui investissent d’autres codes, d’autres types, d’autres lieux communs ?

Avant d’être pop, on est le plus souvent inconnu, indépendant ou underground . Même si les frontières sont devenues de plus en plus mouvantes et volatiles, les grandes entreprises culturelles arrivent toujours aujourd’hui à imposer leurs produits et leurs protégés. Pourtant dans ces choix imposés au public, il n’existe aucune notion de pérennité. Or, l’un des critères essentiels du pop, demeure, à mon avis, une certaine forme de classicisme, conscient ou inconscient. Cette notion est liée à un véritable romantisme qui procède directement de ce rythme de la séduction. Ce rythme de la séduction, incarné par un tambour, que celui-ci soit traditionnel ou qu’il revête la forme d’une boîte à rythme ou d’un sample , est, par essence, rond, à l’image d’une bulle pop parfaite.

Paradoxalement, un produit imposé ou forcé pour définir la mode d’une saison ou d’une année reste rarement dans les annales du pop. Cette forme de classicisme pop s’atteint naturellement il me semble. Les toiles de Hockney, de Basquiat, les romans de Brett Easton Ellis, les mélodies de Madonna ou de Prince n’ont jamais été imposés mais se sont imposés d’eux-mêmes, définissant une certaine forme de classicisme pop qui n’a rien perdu de sa pertinence.

Ces alternatives passent, pour ma part, par la redécouverte de certaines racines, africaines en particulier. Cette mise en abîme et une meilleure connaissance des modes de circulation culturelle de part et d’autre de « l’Atlantique noir » ( The Black Atlantic de Paul Gilroy) sont fondamentales pour comprendre notre monde, ainsi que la création et le règne actuel du pop.

Quels sont les modes opératoires de la construction de l’identité pop ? D’un point de vue géopolitique et identitaire, peut-on envisager le pop à l’ère globale comme une promesse d’identité transnationale, une culture hypercontemporaine au potentiel transformateur, un ensemble de vecteurs industriels porteurs de formes et d’idées foncièrement modernes ?

A partir des années 1950 et 60, pour adopter le pop ou être séduit, il fallait visiter les expositions, dénicher les vinyles intéressants ou être au courant des nouvelles vagues cinématographiques pour schématiser les trois grandes formes d’expression du pop : picturales, musicales et cinématographiques. Certains stickers proclamaient même « Pop music », sur les pochettes des 33 tours étrangers vendus en France, comme si le terme anglo-saxon était vecteur de légitimité culturelle.

Si le pop est aujourd’hui global, hyperindustrialisé, médiatisé et sophistiqué, il n’en demeure pas moins réceptif aux créations effectuées dans les marges, elles-mêmes toujours moins marginales et toujours plus mainstream , à l’image d’un grand courant consensuel, au ventre flasque et aux soubresauts nuls. De part et d’autre de ce courant principal, l’ombre devient plus rapidement lumière aujourd’hui, mais elle retombe parfois encore plus rapidement dans l’obscurité.

Les revues à la mode avides de futilité instantanée sont largement responsables de cette perte d’identité du pop, toujours plus diluée et galvaudée. Si son hégémonie et son universalité ne font pas de doute, il reste à imaginer la portée romantique de son discours et savoir si ce rythme de la séduction, évoqué précédemment, par le biais d’une chanson, d’un film, d’une toile, d’un livre ou d’une photo résiste à l’effet de mode et participe à une expression pop qui dépasse les frontières et les époques.

Dès lors, que penser de la très forte imprégnation des modèles anglo-saxons dans la culture pop ? A l’heure de la globalisation, on découvrit différents modèles exogènes : la pop cambodgienne, indienne, égyptienne… On peut aussi parler de quelques figures pop françaises. Mais ne sont-elles pas indexées sur d’autres modèles ? Comment expliquer cette domination sans faille, voire cette fascination, cette impossibilité de nous définir hors de ce rapport centre/périphérie ?

En France, le terme « variété » a longtemps défini la musique populaire produite localement hormis par de réels artistes d’envergure internationale comme Jacques Brel, Serge Gainsbourg, Françoise Hardy, Jean-Michel Jarre, Air ou Daft Punk ou des épiphénomènes pop à l’étranger comme Plastic Bertrand, les Variations, Johnny Hallyday, Nino Ferrer, The Teenagers et d’autres, en matière de Pop music , la France a toujours été relativement isolée au fil du demi-siècle écoulé.

Il est vrai comme tu le rappelles que la fascination et la domination du modèle anglo-saxon empêchent toujours les artistes français à se définir franchement en dehors de ce modèle centre/périphérie. Qui plus est, les artistes français qui percent aujourd’hui à l’étranger y arrivent toujours en utilisant l’anglais, langue de référence du modèle pop global s’il en est.

Aux Etats-Unis, la variété grand public blanche s’appelait « pop » dans les hit-parades. Au fil des décennies, des années 1950 à aujourd’hui, ce terme pop a considérablement évolué. Certains artistes underground revendiquent aujourd’hui ouvertement faire de la pop et s’inscrivent ainsi dans la même catégorie que des artistes comme Madonna, Beyoncé, Jay-Z ou Britney Spears. Encore aujourd’hui, les classements américains sont divisés entre musique blanche (pop, country) et noire (rhythm’n’blues).

Par sa position géographique, notamment sa relation à l’Europe et à l’Afrique, la France, s’est toujours trouvée au centre d’une relation triangulaire entre un lieu de création et de diffusion concentré essentiellement aux Etats-Unis et en Grande-Bretagne et une périphérie d’acceptation réservée au reste du monde, aux marges du pop mainstream anglo-saxon. Ce reste du monde demeure le marché principal du pop global, des dernières nouveautés hip hop du Sud des Etats-Unis diffusées en Afrique du Sud ou au Japon, en passant par les maillots de football anglais vendus en Extrême-Orient comme partout ailleurs dans le monde.

Dès les années 1960, la musique afro-pop évoquée plus haut, mais aussi la pop d’Amérique du Sud ou d’Asie et toutes les formes de musiques populaires amplifiées et occidentalisées s’affirmaient déjà à mille lieux de la standardisation et de l’homogénéisation massive de la Pop music qui se dessinait à la suite du succès de Pop stars planétaires anglo-saxonnes, des Beatles aux Rolling Stones en passant par Tom Jones ou James Brown.

La langue anglaise demeure encore aujourd’hui la langue du pop. Le bambara, le wolof, le malinké, le lingala, le fon ou le kriolu n’avaient pas la même portée universelle. Pourtant, ces orchestres d’Afrique atlantique en adoptant des noms où « super », « band », « ok », « ko » ou « jazz » avaient la part du lion, participaient eux aussi à une illusoire modernité pop.

L’utilisation d’onomatopées renforçait inconsciemment les liens pop qui pouvaient unir un orchestre de danse de Kinshasa et une toile de Roy Lichtenstein. C’était la même chose en Ethiopie, mais aussi en Thaïlande ou au Cambodge, ou encore en Iran, en Argentine ou en Yougoslavie, partout où la Pop music d’influence occidentale avait réussi à pénétrer et à influencer les créations locales.

En musique, du « grand jeu » révolutionnaire des Beatles à la mégalomanie pure et simple de l’Elvis tardif, jusqu’aux dérives les plus sectaires de Charles Manson, comment penser ce statut ambivalent de la Pop star ? Enfin, tout cela n’est pas sans rapport avec la teneur gnostique du pop. Car si le rapport star/fan est parfois de l’ordre de l’irrationnel, c’est que le pop lui-même a à voir avec certaines idées qui ne sont pas étrangères à la mystique : celles de communion, d’illumination, d’extase…

Les graphistes hollandais Experimental Jetset écrivirent dans un superbe texte que la musique pop trouve son origine dans les cultes préhistoriques voués au soleil, idée qui permet aussi de penser la notion de croyance en dehors du cadre chrétien qui colle aussi souvent à la pop. Les relations entre religion (ou sentiment religieux), culture et politique sont, aux Etats-Unis, beaucoup plus liées qu’en Europe. Je pense à Sister Corita Kent, artiste américaine qui mêla activisme, engagement religieux et pratique artistique dans un projet qui s’inscrit clairement dans la lignée des relations entre progressisme de gauche et religion sur le territoire.

Le pop constitue aujourd’hui une réjouissante forme de démocratisme. Il me semble que la notion de pop élitiste et de pop démago est aujourd’hui galvaudée. Le pop revêt au sens large aujourd’hui la notion de culture, une culture autant immatérielle que matérielle. L’ambivalence du terme est telle que des monuments de la Pop comme les Beatles, Madonna, Salvador Dali ou Andy Warhol sont aujourd’hui dans des millions de foyers, déclinés sur quantité invraisemblable de supports. Pourtant, à leurs débuts, leurs prétentions esthétiques ne visaient pas à séduire le plus grand nombre. On ne pense pas pop, on le devient, par le biais de systèmes d’échanges complexes où le public et les intermédiaires culturels ont alternativement la main.

La notion de pop pure, proche de celle de sunshine pop , symbole du bonheur éternel californien, dernier rempart du monde occidental moderne, est en effet un rite païen de croyance en la Pop music pour sauver, perpétuer, voire changer des vies. En offrant un modèle proche du quotidien et des rites d’interaction des gens, le pop a pu désacraliser la notion d’extase. C’est ainsi que les icônes pop ont remplacé les images d’icônes religieuses dans les foyers. En offrant une transcendance visuelle ou auditive, les icônes pop existaient ici et maintenant, en chair et en os, de manière plus accessible que les innombrables reliques d’un passé monothéiste.

En découle une autre notion propre à la Pop culture : celle des fans. On raconte souvent l’anecdote de cet homme qui, atteint du sida, invoque sur son lit de mort le chanteur des Beach Boys et murmure : « Brian Wilson is God ». Il y a plusieurs choses là-dedans que j’aurais aimé que nous abordions ensemble. La première est cette notion de culte de la personnalité, de stratégies d’apparition, cette question de l’image qui semble accompagner la pop depuis sa naissance. La deuxième est l’aspect politique de celle-ci, dans cette relation maître-esclave qu’elle induit entre la star et le fan. En art, quelques phénomènes tels Duchamp, Warhol, ou Koons permettent de penser la question.

Le culte de la personnalité est inhérent au pop. La transcendance des icônes pop affirme une Pop music polythéiste, en accord avec les polyrythmies venues de l’Afrique atlantique qui, via Cuba et La Nouvelle-Orléans, influencent aujourd’hui une grande partie de la création musicale contemporaine. On est ainsi passé des nombreux rythmes de la séduction, aux capacités d’enchantement globales et pluridisciplinaires, à une véritable extase pop.

Cette extase passe par une maîtrise totale de l’image, de la typographie au marketing, de la presse au look et à tout ce qui s’ensuit. Qu’est-ce qui pouvait laisser penser que quatre jeunes lads de Liverpool verraient quarante ans plus tard leurs noms et leurs effigies déclinés sur des millions de tee-shirts vendus aux adolescents du monde entier ?

Il s’agit d’une preuve de l’hégémonie du pop sur notre manière de consommer, pas seulement des tee-shirts mais surtout une attitude et un style de vie. On achète avant tout une image, galvanisée par ce polythéisme pop. Selon un adage bien connu, les gens n’achètent que ce qui se vend.

Dans cette perspective, la relation maître/esclave que tu évoques s’apparente plutôt à celle de producteur/consommateur. On a dépassé l’image de domination/servitude me semble-t-il. Les rapports économiques ont aujourd’hui supplanté la symbolique politique du pop. Les rapports entre producteurs et consommateurs participent aujourd’hui à l’épiphanie de l’extase pop. La séduction pop est devenu coït à part entière.

Bordeaux, octobre 2008

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