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« Ainsi donc, le sport et l’objectivité ont pu évincer
à bon droit les idées démodées qu’on se faisait
jusqu’à eux du génie et de la grandeur humaine. »
—Robert Musil, L’Homme sans qualités, I, 13
« Quoi qu’il arrive, j’aurai toujours un pouvoir
spirituel sur ce monde »
—Brian Wilson
Décerner à Brian Wilson, comme on a coutume
de le faire, le titre de « génie » étonnerait tout autant
Ulrich, le héros de L’Homme sans qualités,
qui fut ébranlé en découvrant dans le journal qu’un
cheval de course ait été qualifié de « génial ». Le siècle
de Brian Wilson a enterré, ou du moins complètement
reformulé l’idée classique du génie, celle de la
Renaissance telle que l’incarnait, par excellence,
Léonard de Vinci. Le siècle précédant avait préparé
le terrain, notamment à travers
les romantiques, en raccommodant la biographie
et l’œuvre : à la suite de Novalis, le 19ème siècle invente
la figure du génie malheureux, victime de sa mélancolie
ou des circonstances de sa vie, de Van Gogh à Nerval
en passant par Evariste Gallois. Mutation suivante :
Einstein tire la langue. Brian Wilson est bien un génie
de son siècle parce que sa manière particulière de vivre
son talent, son malheur d’être surdoué recouvrent
un basculement essentiel : la réunification de la haute
et de la basse culture par ce sésame qu’est le mot « pop
». Brian Wilson est un « génie de la pop », c’est-à-dire
un génie d’en bas, que son époque a placé en haut,
à mesure que la pop, cette passion de l’inauthentique
(et Wilson est le prince des arrangements, de la musique
artificielle et sophistiquée des studios) a acquis
la respectabilité de l’art. C’est un génie comme l’aime
son temps : loufoque, dépressif, et surtout quelqu’un
qui n’a pas été au bout de son parcours, qui n’a pas
accompli ce que le fantôme pesant du génie le pressait
à faire – le grand œuvre.
Bref, Brian Wilson est un personnage type du cinéma de Wes Anderson, jeune
cinéaste américain dont les personnages sont tous plus ou moins des génies £qui ont mal tourné : l’adolescent cancre suractif et au comportement adulte
de Rushmore (1999), tous les membres de la Famille Tenenbaum (tennisman,
écrivain, financier), l’ersatz de commandant Cousteau dans La vie aquatique
(2004) – tous brillants et nuls, pitoyables et surdoués. La convergence entre
la vie du chanteur des Beach Boys et les films du Texan est d’autant plus fertile
que Wes Anderson est souvent qualifié de « cinéaste pop », au nom de son
appétence pour la musique pop / rock, pour la narration en saynètes,
en vignettes, l’aspect très fabriqué de ses films qui les fait ressembler
à des albums de famille ou des pochettes d’album.
Brian Wilson, donc, personnage andersonien. Du moins, les héros
de celluloïd auraient pu être inspirés par le pop-singer :
le champion de tennis qui s’arrête en plein match, saisi par
un vertige existentiel, c’est Wilson après Pet Sounds, incapable
d’enchaîner, bloqué par la beauté de sa musique, plongeant dans
la dépression. Les héros de Wes Anderson ressemblent
à Brian Wilson car de lui, ils compilent les traits : farfelus,
dépressifs, ils échouent, ratent, mais dans l’échec ils ont une sorte
de grandeur, d’héroïsme et de majesté à la fois sublimes
et dérisoires. A la marche du monde qui leur demande des comptes,
les génies de Wes Anderson opposent un repli mélancolique
et autiste (le In My Room des Beach Boys). Il s’agit moins, pour eux,
de produire ce que l’on attend d’eux, plutôt que d’achever une quête
intérieure, à l’image du requin-jaguar que chasse Steve Zissou dans
La vie aquatique, une manière de figuration analogique du « mur
du son » de Phil Spector. L’œuvre, quant à elle, est laissé à l’état
de fragment. L’album le plus mythique de Brian Wilson n’est pas
Pet Sounds, trop parfait, mais Smile, voulu plus que parfait,
et donc condamné à demeurer quasiment virtuel. L’inachèvement,
l’inaccomplissement fabriquent le mythe. La valeur de l’expérience,
de la démarche, est par contre devenue centrale (c’est une possible
définition de la modernité, du moins telle que l’entend Baudelaire,
par exemple).
Brian Wilson est le type du génie pour lequel le 20ème siècle va
se passionner : celui qui échoue et/ou fait silence, se révèle bizarre
et malheureux, explose en vol. Le romanesque pop des personnages de Wes
Anderson n’a pas d’autre origine, car eux aussi sont pris dans un entre-deux
entre le génial et le raté, qui est leur territoire et celui de la mélancolie.
Ils illustrent la mutation du rapport du génie à l’œuvre : ce n’est plus
un rapport vertical d’élévation, mais un quadrillage et un réseau où
se mêlent, à distance variable, d’une part le moi de l’artiste qui glisse
sur l’échelle qui va de l’autisme à la dissolution dans l’œuvre, du refus
d’endosser la responsabilité de l’œuvre jusqu’à sa dépossession ;
d’autre part le tout de l’œuvre, qui n’est justement plus un tout,
mais un ensemble de possibilités, du fragment à la totalité, de l’essai
à la complétude. Est génial ce qui se tient au seuil du néant, sur la dernière
marche avant la chute. Qu’est-ce qui sépare le génie du silence
ou de la chute ? Rien, sinon il serait vain d’être un génie aujourd’hui :
c’est dans le silence et dans la chute que le génie fabrique l’héroïsme
de son temps.