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Les relations entre les Beach Boys et les Beatles sont au coeur des enjeux les plus importants de la culture pop. À savoir : la pop music peut-elle être un instrument de connaissance ? Et si oui, comment ? Pacôme Thiellement, essayiste et écrivain, auteur de plusieurs essais sur la pop music, la poésie et la magie noire tente ici une exégèse de leurs chefs d’œuvre dans la lignée de son travail sur la pop et la gnose : Poppermost. Considérations sur la mort de Paul McCartney (Musica Falsa, 2002), se présente comme une théorie de la culture pop au travers d’une mise en relation des Beatles et des Residents, Economie Eskimo. Le rêve de Zappa (Musica Falsa, 2005) un essai sur le musicien américain au travers du prisme anthropologique.
Pacôme Thiellement vient de publier, toujours chez Musica Falsa, L’homme électrique. Nerval et la vie.
Sgt. Pepper’s Lonely Hearts Club Band est le huitième album des Beatles. Il a été enregistré entre le 6 décembre 1966 et le 21 avril 1967 dans les studios d’Abbey Road et publié le 1er juin 1967 par Capitol. Les Beatles ont cessé de se produire en concert en août 1966. Plus exactement : ils ont cessé de penser leur musique comme pouvant et devant être jouée en concert, ils ont cessé de penser leur musique comme se prêtant à cette dimension de l’espace et du temps. La fatigue est parfois bonne conseillère : c’est dans un état d’esprit proche de l’épuisement qu’ils trouvent en eux l’énergie de produire ce qui est, a priori, leur chef d’œuvre. Sgt. Pepper fait un grand usage du re-recording et tente de créer un lieu de coexistence où les instruments n’appartiennent pas au même espace-temps (double speed, backward tapes, multiples réenregistrements vocaux) mais pourtant forment un ensemble défiant les lois de l’univers. Sur ce disque, les Beatles partent également du principe que l’instrumentation pop n’est pas relative à l’orchestration du rock à laquelle s’ajouteraient des instruments extérieurs, mais que ces instruments (et les musiques auxquelles ils se réfèrent culturellement) sont essentiels à la pop et en font, en droit, partie. Le piano, le mellotron, l’orgue, les cuivres, et l’orchestre classique sont désormais les instruments-clés de leur musique au même titre que la guitare, la basse et la batterie ; mais aussi la sitar, le tabla, le tamboura (sur Within Or Without You), le celesta (sur Lucy In The Sky With Diamonds), le clavecin (Fixing A Hole), les bandes magnétiques mélangées dans un ordre aléatoire (sur Being For The Benefit Of Mr. Kite), les bruits d’animaux (sur Good Morning Good Morning) et les applaudissements de leur public imaginaire (sur Sgt. Pepper et sa reprise). La pop, ce n’est pas un genre de musique, mais une tension propre à toutes musiques. La pop, c’est la façon dont Ravi Shankar, Jean-Sébastien Bach ou Karlheinz Stockhausen deviennent pop. C’est ce qui fait la profondeur du psychédélisme référentiel des Beatles, et le sens de la présence de tous ces héros – venant de lieux différents – sur la pochette, pas seulement des musiciens mais également Karl Marx, Carl Gustav Jung, Lewis Carroll, Aleister Crowley, Stan Laurel, Oliver Hardy, Oscar Wilde, Mae West, W.C. Fields. Tous deviennent pop à mesure que les Beatles leur empruntent des éléments qu’ils font fonctionner dans un nouveau Tout. Et ce nouveau Tout, les Beatles le proposent à l’auditeur comme son miroir.
Une de leurs principales influences au moment de la composition générale de l’album est la musique des Beach Boys – et en particulier l’album Pet Sounds publié en mai 1966.
Paul McCartney : « C’est Pet Sounds qui m’a sorti la tête de l’eau. J’ai tant aimé cet album, j’ai acheté à mes gosses une copie de l’album à chacun pour leur éducation. Je pense que personne n’est musicalement éduqué tant qu’il n’a pas écouté cet album. J’adore l’orchestration, les arrangements. C’est peut-être exagéré de dire que c’est le classique du siècle, mais pour moi, c’est un disque classique, total, imbattable sur tant de points… J’ai si souvent écouté Pet Sounds et pleuré en l’écoutant. Je l’ai joué à John Lennon si souvent que ça aurait été difficile pour lui d’échapper à son influence… C’était le grand disque du moment. Ca a été je crois la grande influence intellectuelle quand nous avons enregistré Pepper. »
Il faut ajouter que Pet Sounds lui-même a été influencé par Rubber Soul et (déjà) le sentiment d’unité qui se dégageait du disque pour Brian Wilson. Derrière cette admiration mutuelle, une sorte de relation de compétition s’organise entre McCartney et Brian Wilson – dont Wilson, au final, souffrira beaucoup. Après Sgt. Pepper’s Lonely Hearts Club Band, Brian Wilson échoue à donner le change avec Smile, son grand projet malade (finalement achevé en 2005) et, après avoir travaillé sur plusieurs albums faisant le deuil de cet album impossible – pour commencer, le relativement décevant Smiley Smile – il s’enferme longtemps dans un état de dépression, et porte longtemps ce visage déprimé, gras et barbu de prophète sans peuple, de Moïse imaginaire – un visage qui rappelle celui de Philip K. Dick à la même époque... Une des explications à son état est le sentiment que les Beatles, avec Sgt. Pepper, avaient gagné leur joute artistique, leur défi poétique. Qu’ils avaient produit un album indépassable. De nombreuses anecdotes vont dans ce sens. Et c’est une hypothèse que confirment les Residents dans la façon dont ils reprendront l’héritage des Beatles (pour l’accomplir), une hypothèse qui sous-entend que les Américains n’ont jamais supporté d’avoir été détrônés – dans le cadre de la culture populaire – par un groupe anglais, les Beatles. Comme ils ont temporairement été détrônés dans le cadre du rock par les Rolling Stones. Les Beatles ont accompli ce que les Américains n’ont présenté que comme une promesse, une virtualité. Le grand énoncé américain, c’est celui de la pursuit of happiness. Les Beatles l’accomplissent, sans avoir à le promettre. Ils sont sortis de l’Histoire, ne serait-ce qu’un instant. Ils ont donné un sens à la vie en produisant un nouvel espace de liberté qui se détache de façon intensive de la forme qu’il prend. Le disque n’est pas seulement un produit de consommation, c’est aussi une œuvre d’art. Et cette œuvre d’art opère comme un miroir de la psyché de l’auditeur : en lui, l’auditeur va se reconnaître lui-même et reconnaître la qualité poétique de son existence.
Qu’est-ce qui est si exceptionnel avec Sgt. Pepper ? Tout simplement, Sgt. Pepper’s Lonely Hearts Club Band est le premier album qui se donne à entendre comme sa propre finalité et non le souvenir d’un précédent concert ou l’annonce d’un autre à venir. C’est le premier album qui se pense comme se suffisant à lui-même. Tout concourt à donner cette impression, le soin de la production comme le design de l’album, et jusqu’à la présence des paroles inscrites au dos de la pochette (encore une des choses que les Beatles ont inventé). Lorsqu’un groupe de musiciens de jazz entre en studio, par exemple, ils répètent leur concert, dans un sens (celui d’une reprise des éléments d’un concert) ou dans l’autre (celui d’une préparation à un prochain concert). Elvis et les Beatles, dans leur première formule, s’en tiennent strictement à cet usage – et même les Beach Boys, ne serait-ce que dans le sens où ils n’arrêtent pas les tournées pour autant – ils jouent les chansons du disque dans une orchestration éventuellement simplifiée, ou augmentée de musiciens spécialement engagés pour leur concert, mais ils peuvent, dans les faits, le rejouer : le disque ne se sépare pas de la scène, ni comme origine ni comme fin. Avec Sgt. Pepper, cependant, les Beatles donnent un disque pour ce qu’il est, un album. Ils le pensent matériellement et poétiquement en tant qu’album et non plus comme une simple trace d’une exécution passée (un concert donné dans leur studio). Non seulement, leur album ne dépend plus de son exécution originelle comme moment de sa conception (le système de re-recordings utilisé abondamment dans ce disque empêche l’identification ou la datation de l’exécution originelle) ; mais encore cet album existe en tant qu’infiniment interprétable, n’ayant pas une identité propre, une explication que l’on pourrait comprendre simplement en décryptant les paroles ou en analysant la musique. Comme dirait Rimbaud : « Tout y est vrai et dans tous les sens ».
Dans une interview donnée à Rolling Stone, un an plus tard, à la remarque d’un journaliste disant platement « les exégètes de la pop ont tendance à voir dans tes textes des choses qui n’y sont pas forcément », John Lennon répond : « Elles y sont. » Dire qu’il n’y a pas d’interprétation adéquate est une platitude vaniteuse (elle renvoie à une origine encore inconnue par les interprètes). Dire qu’il n’y en a aucune d’inadéquate est une preuve de force affirmative qui n’a de sens que de la part d’un poète : c’est une déclaration d’infini. La vérité se donne comme chaque écoute du disque : chaque écoute du disque est sa date de naissance, et chaque fin d’écoute sa date de décès. Les Beatles transforment dès lors l’origine du disque dans le cœur même de l’auditeur : c’est une opération aussi violente, aussi révolutionnaire que celle de Marcel Duchamp lorsqu’il déclare que « ce sont les regardeurs qui font le tableau ». Ce sont les auditeurs qui font le disque des Beatles. Et le fait que la véritable conception du disque est déplacée dans le moment de son écoute donne lieu à une naissance infinie, infiniment recommencée. La signification de l’enregistrement disposé sur la boucle achève l’exécution du disque. Comme se le rappelle un ingénieur du son : « John voulait absolument utiliser ce sillon éternel, cercle sans fin sur lequel tout diamant venait tourner inlassablement avant l’invention des stéréos munies d’un retour de bras automatique. Dans toute l’histoire d’EMI personne n’avait jamais songé à graver un son là-dedans. »
C’est ce qui explique toutes les interprétations – délirantes ou non – au sujet des albums des Beatles : leur musique les justifient toutes, et laisse encore la possibilité à d’autres de s’ajouter. Les artistes prétentieux vous diront toujours que toute interprétation de leurs exploits est, finalement, inadéquate. Leurs œuvres se déroberont à votre entendement : elles sont toujours bien plus complexes que ce que vous venez de dire, et en même temps beaucoup plus immédiates. C’est la position hyper-vaniteuse exprimée par le personnage de Jacques Dutronc dans le Van Gogh de Pialat (à ne pas confondre avec Van Gogh lui-même !) lorsqu’il parle avec le critique d’art et lui dit avec agressivité : tu ferais mieux de ne rien dire du tout. C’est également le très vaniteux Silencio qui ferme Mulholland Drive de David Lynch : « Silence, tais-toi, n’interprète pas. » Ca, c’est le moment où l’artiste se transforme en prêtre, et en gardien de son propre temple. Il impose une orthodoxie : une voie droite, ou un catholicisme : une universalité de sa propre expérience. Mais les vrais poètes, au contraire, disent : toute interprétation est finalement, fatalement, adéquate. L’interprétation d’un poème est toujours vraie. Elle s’ajoute aux autres et offre une bifurcation de plus, offrant la possibilité à ce qui est interprété de différer d’avantage, ce qui est conforme à son essence métissée. On peut penser aux interventions de Borges sur la postérité de Shakespeare, et la façon dont Hamlet a été enrichi par toutes les lectures qu’il a suscitées : de Rousseau à Mallarmé et à Joyce, en passant par beaucoup d’autres, et des moins célèbres – construisant, siècle après siècle, pour nous, la figure d’Hamlet. La vérité du poète, c’est le voyage dans les esprits, le voyage dans la tête des autres.
Pourquoi faire ? Pour rendre chacun à lui-même encore plus seul dans son absence de moi. Et Sgt. Pepper transforme tout auditeur en solitaire, en cœur brisé. Il ne faut jamais oublier que, de Eleanor Rigby (sur Revolver) à Dear Prudence (sur le White Album) ou Mean Mr. Mustard (sur Abbey Road), les personnages principaux de la plupart des chansons des Beatles ne sont ni les amoureux ni les chanteurs eux-mêmes, mais les gens seuls, les lonely people, les lonely hearts auxquels Sgt. Pepper s’adresse prioritairement (c’est le thème que reprendront d’ailleurs les Residents, auteurs de chansons qui ne parlent que des solitaires, et en leur nom).
Sgt. Pepper contient l’ébauche d’une narration – passant par l’invention d’un nouveau groupe, « la parade des cœurs solitaires du Sergent Poivre », supposé figurer la métamorphose du groupe, et qui se retrouve dans deux chansons qui donnent leur titre au disque. Le thème de Sgt. Pepper devait à l’origine être l’histoire de ce groupe mythique – dont un des membres est nommé : Billy Shears. Mais le reste de l’album n’épouse pas vraiment le thème du disque, et fait de l’album-concept (que le disque invente, ou dit inventer) un projet éminemment déceptif, et toujours inachevé. On retrouve l’album-concept immédiatement chez les Rolling Stones, avec Their Satanic Majesties Request, Jimi Hendrix avec Electric Ladyland. Pink Floyd est un groupe entièrement basé sur l’album-concept, A Night At The Opera et A Day At The Circus de Queen (ou plus encore leur chef d’œuvre, Jazz) sont des albums-concepts, David Bowie n’a presque fait que des albums-concepts, et, plus près de nous, Prince, Radiohead ou même Nine Inch Nails – avec The Downrad Spiral – ont produit quelques albums-concepts. Qu’est-ce qu’un album-concept ? C’est l’idée que tous les éléments fragmentaires des chansons sont liés, et que c’est l’album qui les fait tourner en un tout cohérent que l’écoute séparée de chaque morceau perd. C’est la grande figure formée par les fragments qui fait l’album-concept, un peu comme Le Gai Savoir ou Par-delà le bien et le mal de Nietzsche, qui inventent le livre-concept, (ou le pop-book) ; ou encore les grands recueils de poèmes, comme Les Fleurs du Mal, Les Illuminations ou Alcools. On peut dire de l’album-concept que c’est un album qui offre prise à des interprétations conceptuelles. C’est un album, non tant régi par un concept, que producteur de concepts. C’est un disque dont le but est de donner à penser. C’est un disque dont l’objectif est que l’auditeur en construise le sens. C’est également ce qui sépare l’album-concept (des Beatles, de Queen ou de Bowie) de l’opéra-rock, qui, lui, part d’une narration organisée : l’opéra-rock le plus célèbre étant le Tommy des Who. L’opéra-rock raconte une histoire, l’album-concept organise des fragments en un Tout dont la somme est supposée dépasser l’addition des parties. Cette somme n’est pas dans les chansons mais dans la figure que prend le Tout dans le cœur de l’auditeur. Ce Tout donne la clé du visage de l’auditeur. Il y a un rapport étroit entre l’album-concept et la recherche de l’identité. C’est pourquoi ce sont des artistes préoccupée par le changement d’identité ou l’absence de moi qui sont les plus prompts à écrire des albums-concepts : les Beatles, Bowie, Prince. On pense à la chanson-miroir que représente, en amont, Hang On To Your Ego des Beach Boys, comme si l’expérience de l’absence de moi (par la drogue, le bouddhisme ou l’album-concept) apparaissait chez eux comme un menace future. Hang On To Your Ego sera d’ailleurs repris sur le premier album, éponyme, de Franck Black – après la séparation des Pixies : accroche-toi à ton ego, face à la dissolution du moi que peut entraîner la force du devenir. L’album-concept sert de masque temporaire à l’absence de moi, mais pas pour le couvrir, pour faire de cette absence de moi une pleine positivité, une proposition affirmative : l’absence de moi permet la Métamorphose – qui passe par une série de masques, qui à la différence de l’énoncé en propre, produisent de la vérité. C’est ce que les Beatles appellent le tour. On peut se souvenir de la parole profonde d’Oscar Wilde : « Qu’un homme se mette à parler en son propre nom et il se complaira dans d’affreux mensonges, mais qu’on lui donne un masque – et on verra le beau diable se déchaîner. »
Les Beatles inventent donc, avec Sgt. Pepper, cette forme particulière qui va bientôt exprimer une nouvelle image de l’identité dans le cadre de la pop music. C’est un geste aussi important politiquement que Finnegans Wake dans le corpus de Joyce ou les Mémoires d’un névropathe du Président Schreber : c’est une déclaration qui concerne la question de l’identité et la séparation des peuples et des langues ; on peut voir que, aujourd’hui encore, elle n’est pas encore réalisée collectivement. Avec Sgt. Pepper, les Beatles inventent cette relation moderne de l’identité collective, la forme du masque psychédélique, bariolé, métissé, qui se donne lui-même comme temporaire parce qu’il est régit par la conscience de l’absence de moi. Et c’est peut-être ce jeu avec l’identité qui va nuire à la santé de Brian Wilson. Parce que si Pet Sounds est déjà l’amorce de l’album-concept, il ne se pense pas encore comme un tout dont la somme dépasse l’addition des parties : la preuve, les Beach Boys peuvent en extraire un single – magnifique – God Only Knows, alors que les Beatles refusent de tirer un single de Sgt. Pepper. Ils refusent d’extraire les chansons de ce contexte. Et ils refusent aux Américains de rebâtir une version américaine du disque avec le single précédent (Penny Lane / Strawberry Fields Forever), ils le posent comme un ensemble inextricable – composé de fragments. Et comme un masque, qui dit plus de vérité que le plus sincère des visages.
La reconnaissance de l’importance de Sgt. Pepper est immédiate, mais, et c’est ça qui compte, elle n’a cessé de durer. En 1967, le critique du Times, Kenneth Tynan décrivait la sortie du disque comme « un moment décisif dans l’Histoire de la civilisation occidentale ». Et Geoffrey Stokes écrit que « écouter Sgt. Pepper ne signifie pas seulement réfléchir à l’histoire de la musique populaire, mais à l’histoire du XXème siècle. » Quelques jours après sa sortie, Jimi Hendrix jouait le morceau-titre en concert, déclarant qu’il devait désormais remplacer l’hymne national britannique. Sur un nombre incalculable de points, Sgt. Pepper marque un tournant dans le statut de la culture populaire : il inscrit celle-ci, et son expression musicale, la pop music, dans le domaine de la culture au sens large. A tel point que l’album s’extrait, comme toute grande œuvre d’art, de la stérile question du goût. On sait que ce disque a marqué toute son époque et les générations suivantes. On peut s’en désoler ou s’en réjouir : les opinions à son sujet ne comptent pas. Lorsqu’il parlait de son travail, à propos de 2001 l’odyssée de l’espace, Stanley Kubrick le comparait à la conception d’un album des Beatles : à la fois très ambitieux artistiquement et compréhensible par tous. « Un camionneur doit pouvoir en éprouver une extase divine. » C’est ça qu’ont inventé les Beatles avec Sgt. Pepper’s Lonely Hearts Club Band au XXème siècle. C’est ça qu’a inventé Kubrick avec 2001, Orange Mécanique, Barry Lindon ou Shining. Je cite volontiers ensemble les Beatles et Stanley Kubrick, parce que, d’une certaine façon, leurs œuvres et démarches sont cousines : chacune explore jusqu’au bout la teneur sacrée de la culture populaire : chacun tente et réussit une sortie temporaire de l’Histoire, à la fois individuelle (chacune ne se réalise que dans chacun des membres de son public) et collective (elle le fait à un niveau mondial, sans distinction de cultures).
Mais qui sont ces « cœurs solitaires » auxquels leurs disques sont maintenant adressés ? Dans leurs chansons, ils répondent : des contractuelles, des forains, des dépressives, des clochards, des transsexuels, la reine… C’est-à-dire : n’importe qui. De Eleanor Rigby à Mister Mustard, tous nous viennent de nulle part, ne vont nulle part. Mais tous, grâce à cette blessure que représente leur extrême solitude peuvent être partie prenante du jeu divin des Beatles qu’est le tour, magique et mystérieux. C’est la Grande Politique des Beatles : elle coupe en deux les politiques régionales que sont les combats entre races, classes, nations et partis, pour repartir de l’homme seul comme lieu de transformation, de l’homme seul comme lieu d’anamnèse. Comme dit Dominic Monaghan, qui joue le personnage de Charlie Pace dans la série Lost : « Je suis agnostique en ce qui concerne mes croyances religieuses, mais des choses comme la musique des Beatles me font croire à une puissance divine agissant dans l’homme. Je n’arrive pas à comprendre rationnellement quelque chose d’aussi incroyable que la grande musique qu’ils ont réussi à produire sur une relativement longue période. »
A Day In The Life est la conclusion de Sgt. Pepper – c’est le morceau qui doit accomplir la promesse du disque : transformer la pop music en instrument de connaissance. Avec ce titre, comme avec Strawberry Fields Forever et I Am The Walrus, les Beatles se hissent sans doute au niveau de la plus haute poésie. La chanson suit immédiatement la reprise du thème principal de l’album – Sgt. Pepper. Elle se donne, non seulement objectivement mais narrativement – comme Grand Final et commence sur des bruits d’applaudissement. De quoi parle A Day In The Life ?
On a beaucoup parlé de l’influence de la drogue sur les Beatles – et souvent en mal, ou dans l’objectif de diminuer l’originalité de leur apport poétique. Au sujet de Sgt. Pepper, on peut dire avec le même aplomb que toutes les chansons du disque parlent de la drogue ou qu’aucune d’entre elles n’y fait même référence. Les deux analyses tiennent la route d’un bout à l’autre : ce sont deux mondes interprétatifs superposés ayant tous deux une pleine positivité mais n’existant chacune que dans l’absence de l’autre. Dans un monde, Lucy In The Sky With Diamonds est une métaphore du L.S.D., Henry The Horse signifie l’héroïne, Fixing A Hole raconte un fix pris par Paul McCartney et à l’étage du bus de A Day In The Life, le narrateur se roule un petit joint. Dans l’autre, rien de tout cela n’existe, et, comme le suggère aimablement Paul McCartney, « turn you on » veut dire : nous brancher sur la vérité et non sur les déclarations intempestives de Timothy Leary. Au fond, il est aussi indifférent de savoir si les chansons des Beatles parlent de la drogue ou de la copine de classe de Julian Lennon. Mais il y a quelque chose qui n’est pas faux dans l’importance qu’on lui a donné dans la réalisation de Sgt. Pepper : c’est que la drogue a opéré sur leur perception comme un variateur. Elle a déplacé momentanément le centre de leur perception de la réalité, et a permis cette réappropriation poétique du quotidien. On imagine à tort que la vie des Beatles, leur vie quotidienne, est plus excitante que celle de la plupart des auditeurs – excitante dans le sens mondain (ils connaissent des stars) ou érotique (ils peuvent baiser beaucoup de groupies) ou encore monétaire (ils peuvent se payer ce qu’ils veulent). Dans A Day In The Life, ils travaillent à partir du contre-pied de cette idée ; ils expriment des actions qui peuvent être celles de n’importe qui : lire le journal, prendre le bus, regarder l’heure, aller au cinéma – mais pour en faire le support d’une expérience immédiatement poétique, que déploie la musique. La voix sépulcrale de Lennon au début de la chanson, son indifférence énoncée face à l’actualité décrite doublée par l’affect incroyable de son expression, les appels de batterie de Ringo Starr, et les pointes d’enivrement à la fin de chaque couplet, appellent cette montée d’intensité, cette montée d’adrénaline qui surgit sur la parole-clé I’d Love To Turn You On – et la progression chaotique de l’orchestre. Puis la partie écrite par McCartney double l’expérience de Lennon : il repart à zéro, du quotidien, et remonte sa propre journée (d’enfance ou d’adulte) jusqu’à l’état décrit auparavant, la chute dans le rêve, figurée par le duo entre la voix de Lennon et l’orchestre (deuxième moment à faire frissonner) et fait le pont avec le retour à la mélodie initiale et le dernier couplet – enfin la remontée d’adrénaline jusqu’à la note finale. Cette montée d’adrénaline c’est le satori de la pop music, ou son instant d’anamnèse, c’est le moment où, en elle, l’humain et le divin échangent leurs places. Elle se produit deux fois dans A Day In The Life : deux fois. C’est un instant de pleine nouveauté, qui a un caractère d’éternité. Et il y a peu de chansons qui sont capables de les produire. Les Beatles en ont écrites probablement trois : Strawberry Fields Forever, I Am The Walrus et A Day In The Life. Il faut ajouter que c’est beaucoup plus que la majorité des musiciens de pop. Les Beach Boys (qui ne sont tout de même pas n’importe qui) ont peut-être écrit un chef d’œuvre d’une intensité comparable à ces trois chansons : Good Vibrations. De quoi parle Good Vibrations, qui devait avoir la même place dans Smile (grand final) que A Day In The Life dans Sgt. Pepper ?
Ce qu’on voit, c’est que le contenu explicite des paroles est beaucoup plus classique que celui des Beatles, et ne se sépare pas de l’impératif implicite de la pop music, à savoir la chanson d’amour – ce qui diffère d’une chanson classique, c’est son caractère extatique, proche du troubadourisme, et son intensité musicale, sa charge émotionnelle inexplicable. Qu’est-ce qui différencie essentiellement les Beatles des Beach Boys ? Chez les Beach Boys, la pop music doit se transformer en instrument d’extase – elle passe même par un état de prière (Our Prayer est l’ouverture de Smile) et de réappropriation de l’Histoire américaine (autre projet de Smile ; un projet que leur reprendront les Residents, obsessionnellement). Chez les Beatles, au contraire, la pop music doit se transformer en instrument de connaissance – et elle opère directement dans la psyché de l’auditeur. Les Beatles sont étrangers à la prière ; ils sont aussi indifférents à l’histoire de l’Angleterre. Pour les Beatles comme les Beach Boys, cette transformation de l’instrument passe par la joie, ou le sourire – mais la joie des Beatles doit être reconduite dans une recherche personnelle, agir comme un miroir de l’auditeur. Les Beach Boys sont des maîtres de l’extase. Ils transforment une expérience amoureuse ordinaire en illumination et même en sortie (temporaire) de l’Histoire, en moment sacré, mais ils partent d’une illumination qui provient du dehors (la relation amoureuse), tandis que les Beatles tiennent l’intérieur (par l’évocation perpétuelle de la solitude) comme le lieu même de l’illumination transformatrice. Aucun de leurs trois chefs d’œuvre ne contient d’éléments amoureux ou de contacts avec l’extérieur qui président à leur illumination ; il s’agit toujours d’une expérience intérieure, où l’homme seul s’ouvre à une puissance transformatrice. C’est la grande différence entre les Beach Boys et les Beatles, il ne s’agit pas là d’un simple chipotage sur le sens des paroles, mais de la signification complète de leurs musiques. La musique des Beatles et celle des Beach Boys expriment toutes les deux le pur bonheur – mais les Beach Boys la font dépendre d’un événement extérieur qui irradie sur la perception du sujet, tandis que les Beatles la déduisent d’une transformation intérieure de l’auditeur comme de sa tension vers la connaissance de soi. Chez les Beach Boys, en outre, il s’agit de s’élever ; chez les Beatles, il est seulement question de tourner. Elation chez les uns, turn chez les autres. Turn et tour sont les mots les plus récurrents des paroles des chansons des Beatles : pas seulement « turn you on » dans A Day In The Life, mais aussi Magical Mystery Tour, « round and round » (sur Dear Prudence)… C’est le voyage intérieur, l’expérience qui permet la réappropriation du caractère divin de notre humanité. C’est une expérience hérétique – à la différence de celle des Beach Boys, qui est mystique. Pour simplifier, la mystique s’adresse à un Dieu qui partage notre identité ou intercède à sa transformation mais qui est situé dans un dehors (le troubadourisme, magnifique, par exemple, est bien mystique, c’est une mystique érotique, une mystique immanente, que partagent les Beach Boys) ; la gnose, au contraire, s’adresse un Dieu qui réside en nous-mêmes, vecteur de puissance et de transformation. La gnose est anarcho-divine. Il n’y a plus de dieux, plus de maîtres, mais nous devenons, à nous-mêmes, notre propre dieu en tournant à l’intérieur de notre absence de moi. La mystique s’établit dans les marges de la religion – même si elle s’oppose à elle comme organisation politique, elle lui reprend son schème fondateur, la divinité du dehors (ce qui explique que l’amour peut se transformer en mauvais sort ou en asservissement). La gnose se donne comme une expérience indépendante, et même opposée à toutes ces pratiques de pouvoir. John Lennon s’est ouvertement revendiqué d’une filiation gnostique. « Il me semble », écrit Lennon dans Eclats de ciel écrits par ouï-dire, « que les seuls Chrétiens dignes de ce nom étaient (sont ?) les gnostiques, qui croient en la connaissance de soi, c’est-à-dire en la nécessité de devenir des Christ, de trouver le Christ qui est en soi. » Il y a bien sûr un jeu entre la mystique et la gnose, et certaines paroles des Beatles sont mystiques (à partir de 1967, elles sont rares, mais redeviennent nombreuses à la mesure de leur séparation : Yoko Ono, par exemple, devient le dieu ou le maître de Lennon, sa muse ; et Linda, celle de Paul), mais dans l’ensemble on peut dire qu’il y a un partage de l’expérience dont la mystique et la gnose forment deux pôles qui ne vont pas exactement dans la même direction et que les Beach Boys et les Beatles figurent assez clairement dans le monde de la musique populaire la plus ambitieuse et la plus réussie.
La série contemporaine Lost met bien en lumière ce jeu qui sous-tend la confrontation entre les Beatles et les Beach Boys. De quoi parle cette série ? D’un crash d’avion, Oceanic Airlines 815, sur une île mystérieuse. Les survivants attendent un secours qui ne vient pas, et ils se rendent progressivement compte que – non seulement personne ne semble venir à leur secours, mais qu’ils ne peuvent pas non plus quitter cette île qui présente plusieurs anomalies magnétiques qui les sépare du reste du monde et les encadre à la manière d’un snow globe, (d’un globe de neige). L’île est pleine de secrets et de mystères, et un autre groupe habite déjà sur cette île (les survivants les surnomment les « Autres », The Others). Cette communauté semble avoir été en guerre quinze ans auparavant avec un groupe scientifique et parapsychologique nommé la Dharma Initiative et aujourd’hui ils se présentent comme des ennemis objectifs des survivants du crash. Les épisodes se succèdent en alternant les événements de la narration centrale (soit la tentative de quitter l’île, ou au contraire d’en explorer les mystères), et les flash-backs en général traumatiques des personnages principaux, nous informant des raisons personnelles d’agir dans cette histoire comme ils le font. Cet ordre est accompli sur de 66 épisodes, et le dernier épisode (double) de la 3e saison inverse de façon révolutionnaire le processus, sans qu’on s’y attende. On croit suivre (à nouveau) les flash-backs d’un des personnages principaux, le docteur Jack Sheppard, le leader par défaut des survivants du crash – alors qu’on suit ses flash-forwards, se situant donc dans le futur, à un moment où il a déjà quitté l’île. Et son futur est si sombre, si triste, si désespéré, qu’on ne peut que se désoler de le voir réussir, dans le présent du récit, à obtenir le moyen de trouver du renfort… Il le fait en envoyant un autre personnage, Charlie Pace (qui porte sur le bras un tatouage renvoyant à Strawberry Fields Forever : « Living is easy with eyes closed ») dans une station sous-marine nommée le Miroir – sur les conseils d’une mystérieuse parachutiste, Naomi. Et Charlie va tenter de débloquer les transmissions avec le reste du monde (transmissions bloquées par le leader de la communauté des « Autres », Ben Linus, lui-même un assez mauvais chef). Pour débloquer les transmissions, Charlie doit taper un code que la gardienne, mourante, lui indique comme la mélodie de Good Vibrations – Charlie est une ex-pop star anglaise, il retrouve la mélodie, la tape et débloque les transmissions, et la saison se clôt sur l’arrivée d’un renfort, venant les rapatrier sur le continent, alors que le leader des « Autres », Ben, prévient Jack en lui disant en substance : « Pourquoi retournez-vous là-bas ? Vous allez être malheureux, votre vie ne vaut rien, pourquoi ne restez-vous pas sur cette île ? Arrêtons cette guerre, vivons chacun de notre côté, mais je vous en prie ne débloquez pas les transmissions, ou ce sera le début de la fin ». Les flashs-forwards présentant Jack quotidiennement dans son futur, nous le montrent en effet malheureux, désespéré, prenant l’avion dans l’espoir d’un crash futur, au bord du burn-out, de la crise d’empathie avec autrui, et vivant des événements à la fois complètement ordinaires, mais entachés d’impressions d’absurdité, de tristesse, d’horreur. Cette partie là reprend volontairement beaucoup d’éléments d’A Day In The Life : (un jour parmi d’autres), rien d’exceptionnel, Jack lit les news dans le journal, il assiste à un accident de voiture, il va à son travail, il prend des drogues, il apprend la mort de quelqu’un… Mais surtout elle se présente comme une gigantesque entourloup’. L’entourloupé, c’est le spectateur, que l’on perd littéralement dans le temps, en renversant les coordonnées habituelles du récit, de façon à la fois brutale et subtile. Cette partie là, informée du futur, est donc le calque de l’opération effectuée par A Day In The Life, tandis que l’autre, la victoire à la Pyrrhus, est rendue possible par la mélodie de Good Vibrations. Signe encore une fois du lien entre les deux chansons, du lien entre les deux expériences, et de leur caractère antagonique. Les flashs-backs, dans Lost, et dans le dernier épisode les flash-forwards, c’est l’Histoire – la continuité de la civilisation, sans magie, sans merveille, un monde de prédation (proche de l’univers sombre de Kubrick), d’exploitation, de tromperie, de désespoir, d’imposture. Le présent du récit, l’île, c’est la sortie de l’histoire, c’est l’épopée pré et post-civilisationnelle, avec ses dangers, ses drames, mais soutenues par une vitalité et une énergie porteuse d’intensité réelle – ainsi que ses moments de grand bonheur.
La quête menée par la pop music, les Beatles ou les Beach Boys, c’est la sortie de l’Histoire, illustrée par la parole de Stephen Dedalus dans Ulysse : « L’Histoire est un cauchemar dont j’essaie de m’éveiller. » Mais les Beach Boys l’opèrent en construisant une île à l’écart du monde – une île dont, hélas, on pourra toujours sortir en rétablissant les transmissions avec le reste de l’univers, de force ou de plein gré (et le visage de Jack, avec sa grande barbe et ses yeux fatigués d’insomniaques, rappelle celui de Brian Wilson au sortir de l’échec à produire Smile et lors de son burn-out musical). Tandis que les Beatles essayent de creuser, de puiser, dans le quotidien, l’énergie transformatrice qui nous fera sortir de l’Histoire depuis l’intérieur de celle-ci. Comme dans le Lolita de Kubrick (le film d’un américain qui s’est transformé en anglais), la polarité anglais/américain, si importante, est renversée dans l’épisode de Lost : puisque c’est un anglais (Charlie) sur les conseils d’une anglaise (Naomi) qui débloque les transmissions à partir d’un air américain, pendant que c’est un américain (Jack) qui en vit les conséquences informées par un air anglais, malgré les conseils d’un autre américain (Ben). Les deux autres modèles ou polarités de Lost sont, je tiens à le rappeler, les deux contes pour enfant Le Magicien d’Oz (américain) et Alice au pays des merveilles (anglais) qui donnent leur titre à l’antépénultième et au dernier épisode de la 3e saison : The Man Behind the Curtain et Through the Looking Glass. On voit que ne cessent dans l’histoire de la culture pop la rivalité entre les éléments anglais et les éléments américains, et que cette rivalité est un élément constitutif de la culture pop. Et qu’est-ce que c’est, la culture pop, des Beatles à Lost ? C’est la construction d’un miroir à la civilisation, la construction d’un monde miroir où ce qui est absurde et insignifiant dans l’existence se transforme en non-sens consolateur, en non-sens bénéfique. Qu’est-ce qu’il y a « au-delà de la vallée d’un jour dans la vie » ? L’anamnèse.
Beyond The Valley Of A Day In The Life des Residents ne nous dit pas autre chose. Commençant là où A Day In The Life s’arrête, les Residents font demander aux Beatles « Dis-moi ce que tu vois » en le doublant de la parole malheureuse de Lennon « Je ne crois pas aux Beatles » et la boucle de Paul McCartney répétant « S’il vous plait, si nous n’avons pas fait ce que nous aurions dû faire, nous avons essayé… » Puis encore Harisson répétant : « Maintenant ils se sont perdus eux-mêmes. » Et un chaos de chansons… De très nombreux samples, parmi lesquels se détache un sitar (celui de Love You To) et les « Yeah Yeah Yeah Yeah » de She Loves You – et encore le pont de A Day In The Life – puis un dialogue où on entend les Beatles plaisantant ensemble… « Dis moi ce que tu vois au-delà des Beatles, semble dire la chanson. Et elle répond : ce que je vois c’est que les Beatles eux-mêmes ne croient pas aux Beatles et qu’ils se sont perdus eux-mêmes en tant que Beatles dans la parole même des Beatles ».
Les Residents est un groupe américain qui n’a cessé de travailler à partir de la parole des Beatles et en la confrontant à la culture américaine. Un de leurs projets les plus proches des Beach Boys, Cube-E, une réécriture de la musique populaire américaine, un opéra-rock sur les étapes de la construction de l’identité musicale américaine, se termine sur Elvis assailli par les forces anglaises, mourrant sous les chocs produits par les chansons des Beatles. Mais ils sont surtout les seuls musiciens de pop à être allé plus loin que les Beatles dans une gnosticisation de la pop music, et plus loin dans une dépersonnalisation qui est passée à la fois par le masque, la création de personnages vocaux différenciés et une étrangeté assumée de part en part – du moins pendant leur grande période (de Meet the Residents à The Big Bubble). Ils ne se sont pas arrêtés à la solitude, mais ont puisé dans l’échec la source principale de leur inspiration. Les chants des Residents sont des chants d’échec. C’est pourquoi Beyond The Valley Of A Day In The Life répète, en boucle, la phrase de Paul McCartney. « On a essayé », ça veut dire : on n’a pas réussi. Et l’opus magnum des Residents, accomplissant ce qui restait à accomplir de la réalisation des Beatles dans le domaine de l’échec, est probablement Duck Stab, (le « canard poignardé »), un album-concept qui prend sa source dans la détestation infinie de la naïveté de la pop music, et la destruction des croyances dans le bien-fondé de la chanson d’amour. Avec Duck Stab, les Residents – si proches des Beach Boys, même dans les interludes musicaux qui rappellent ceux écrits pour Pet Sounds ou pour Smile – poignardent en eux ce qu’il y a de Beach Boys (de naïf canard) avec le poignard tendu par les Beatles et dont ils n’ont pas osé se servir jusqu’au bout : la solitude. Duck Stab est une déclaration de guerre. Plus exactement : c’est une déclaration en faveur de la guerre intérieure, en faveur du jihad, dans un monde qui n’est rien d’autre qu’un cadavre. Dès Constantinople, le chanteur le dit assez clairement : « Je ne viens pas à genoux. » Mais c’est la voix qui répond au crooner minable de Blue Rosebuds qui révèle la haine de la sentimentalité suturant tout l’album :
Anticosmique, antisomatique, le disque se termine sur la destruction de l’ensemble de l’humanité par une nouvelle Sofia, L’Electrocutrice, qui débarrasse la Terre de ses habitants pour se retrouver, seule et épanouie, au milieu de ses oiseaux. C’est le plus sombre des happy ends que la pop music a pu se permettre de composer : la joie de voir un monde de bêtise, de souffrance et de misère partir enfin en lambeaux. « Celui qui a connu le monde », dit L’Evangile selon Thomas, « est tombé sur un cadavre, et celui qui a trouvé un cadavre, le monde n’est pas digne de lui. » Si Meet the Residents commence par une reprise violente et désarmante de monstruosité de These Boots Are Made For Walking, c’est que, dès le départ, il faudra comprendre que les disques des Residents sont là pour nous aider à réinterpréter l’ensemble du corpus de la musique populaire sous l’angle de la création ratée d’un mauvais démiurge, engendré lui-même par une sagesse lascive dont il semble ignorer – ou vouloir ignorer – l’existence… God Song sur Fingerprince est très nette sur le ratage fondateur, la différence gnostique entre un pêché originel (qui serait le fait des premiers hommes, et dont nous devrions porter la faute) et un pêché antécédent (qui serait antérieur à la création du monde, et duquel l’homme serait donc parfaitement étranger). The Mole Trilogy enfin oppose nettement les deux voies prises par l’humanité et réinscrites dans la production musicale : les Taupes, travaillant dans l’ombre, et les Chubs, sempiternels capteurs de rayons. Dans God In Three Persons, enfin, toute la pathologie de la Création se récapitule comme le désir sexuel incestueux de Dieu pour les principes réversibles masculin et féminin fondant l’humanité, le désir des parents pour les enfants, la souillure de l’innocence comme Loi irréductible de l’Humanité.
Ce que les gnostiques ont fait au judaïsme et à l’hellénisme d’abord, au christianisme ensuite, les Beatles, à travers leur pop music, pleine et légère, complexe de toute la culture européenne, et simple comme un enfant qui danse, l’ont fait au rock – et les Residents, ensuite, l’ont fait aux Beatles (avec la complicité des Beatles, par l’intermédiaire de la voix des Beatles). Ce que comprirent les gnostiques, c’est que, pour se dépêtrer d’une fiction d’état, il faut accumuler les fictions privées, dissipatrices, noyautées par le vide qui les fonde, le secret qu’elle révèlent (Dieu n’existe pas, moi non plus, donc je suis Dieu et tout est possible) et autour duquel elles tournent. John Cowper Powys en a forgé l’adage suprême : Everybody is a Nobody and Nobody is God (Chacun d’entre nous n’est Personne et Personne, c’est Dieu). C’est même la seule condition de la liberté et le seul athéisme qui sache rire. La gnose n’a jamais créé d’ordres du monde que pour les contraindre à se révéler ultérieurement comme des absurdités grotesques et terribles. Subdivisée en maintes variations, elle s’est établie en insurrection de l’église chrétienne et de ses querelles de pouvoir, prenant en compte la nécessaire discontinuité de la transmission, son éparpillement et sa complication individuelle, cette nécessité permettant la libre réappropriation de celui-ci, sa constitution en dehors de tout pouvoir organisé. Persécutés par les chrétiens, pratiquant l’amour libre mais réprouvant la procréation, les gnostiques disparurent officiellement au cinquième siècle de notre ère. Mais c’était sans compter les résurgences de leur esprit, dont la dernière, la plus importante, fut le mouvement underground, naissant peu de temps après la chanson Strawberry Fields Forever, en 1967 à San Francisco, et dont l’album Sgt. Pepper’s Lonely Hearts Club Band, s’adressant à tous les solitaires, à tous les cœurs brisés, en sera comme la face lumineuse, l’obvers européen de sa réalité américaine secrète – et les Residents une continuation et une radicalisation temporaire. Pour un gnostique, nous avons eu raison de croquer la pomme, et nos passions doivent être le portail de nouvelles découvertes. Pour un gnostique, ce qui compte ce n’est ni où nous venons ni où nous allons, mais où nous sommes. Sans cesse vouée à disparaître, ses praticiens jamais réunis par un pouvoir centralisateur, jamais dupes de leurs figures tutélaires, soumis à des principes de reprises et de détournements, un patchwork de tous les textes sacrés, la gnose n’a pourtant jamais cessé de refleurir des terres dévastées. Il serait temps aujourd’hui de lui redonner une application politique et philosophique qui ne se confonde pas avec une nouvelle grille herméneutique ou un simple dégoût pour l’horreur du monde moderne. Les penseurs et les artistes de notre époque auraient beaucoup à gagner à réinterpréter leurs catégories politiques et sociales à l’aune de la provocation réitérative des mouvements de subversion gnostique. Et c’est à partir de cette vision, excédant tout ce qu’il nous serait permis d’espérer, qu’il nous serait loisible de construire le monde qui subsiste à la fin des civilisations, ce monde que nous n’avons pas encore construit mais dans lequel nous vivons tous déjà.