À la fin des années 1960, le désert est une zone où viennent se disperser des mouvements centrifuges, rupture avec les mentalités de la société consumériste américaine. Traversé par les premiers road movies,
Walead Beshty, “La ville sans qualité : photographie, cinéma et ruine postapocalyptique”, in Trouble n°5, Paris, 2005, pp. 42-58.
“Un changement radical dans l’aspect des villes américaines marque la fin des années 1960 et le début des années 1970. Entre le déclin brutal des implantations industrielles traditionnelles qui en formaient la base et l’établissement de plus en plus fréquent d’entreprises multinationales, ses habitants se trouvent pris dans un mouvement violent de flux, et de plus en plus souvent rassemblés par classe, race, orientation politique. Ce divorce ne se limite pas aux rues des villes, mais envahit l’imaginaire collectif. La ville américaine, lieu à la fois symbolique et physique de l’affrontement des idéologies sociales et politiques, en vient à incarner les incertitudes de l’époque. Le road movie , dont le coup d’envoi est donné dans les années 1970 par le succès inattendu d’ Easy Rider (1969), suivi par celui de films comme Point limite zéro (1970), Zabriskie Point (1971), Macadam à deux voies (1971) ou Sugarland Express (1971), traite directement de la volonté de briser les frontières de la vie moderne. L’agitation des zones urbaines déshéritées, la sécurité monotone des zones périurbaines alimentent la fascination pour cette liberté qu’offrent la route et la simplicité du mode de vie des petites villes. Mais cette retraite ne devait pas tenir ses promesses de bonheur. Les personnages de ces films ne trouvent souvent qu’une consolation passagère dans les espaces séparant les centres urbains, et finissent écartés ou coupés du monde. La plupart du temps, ce qu’ils en viennent à découvrir et qui finit par les détruire est plus terrifiant que ce qu’ils avaient tenté de fuir. À l’écart des normes, des mœurs et du contrôle de la société moderne, la vie apparaît telle que Hobbes le présageait, “misérable, brutale et brève”“. les écrivains de la Beat Generation , les artistes du Land Art , les communautés hippies et les nudistes, le désert est le hors champ commun d’un décentrement. Il est investi d’un pouvoir cathartique, on lui prête le pouvoir de faire table rase des structures mentales de la culture occidentale.
Quel est le lieu fantasmé de la table rase aujourd’hui, quel est le lieu de projection porteur d’autant de promesses de transformations ?
La même année que la publication du texte de Dan Graham, Steve Di Benedetto, Peter Halley, Robert Nickas publient une conversation, “Etats de Sites”. Ils évoquent la radicalité des gestes opérés par Michael Heizer, Richard Serra et Robert Smithson sur les déserts américains et des marques que chacun d’eux a laissées sur ces territoires vierges devenus depuis, des sites médiatiques.
"Etats de Sites", conversation entre Steve Di Benedetto, Peter Halley, Robert Nickas, in Arena , NY, janvier 1989, p. 48-53.
Exraits :
"Peter Halley : Dans leur intérêt pour l’art ancien ou non-occcidental, ces artistes pensaient s’adresser, sans savoir comment, à un certain auditoire que les indiens représentent. En faisant de l’art in-situ, un art qui souligne le processus, l’expérience et la cérémonie, ils ont vraiment senti qu’ils pourraient réactiver en occident une sorte de conscience mythique ou tribale. Ils se sentaient, en tant qu’artistes, pionniers dans cet effort. Selon moi, c’est l’une des plus frappantes caractéristiques du post-minimalisme : cette attitude pouvait susciter l’émergence d’un art non-aliéné, non-capitaliste, débarrassé de l’objet. Cela pouvait mener à une révolution dans la conscience occidentale. Ils se sont trompés. Cela ne s’est pas produit. En fait, les choses ont pris une autre tournure.
(…)
Steve Di Benedetto : Il y avait résolument l’ambition de rompre avec cet environnement centralisé des galeries, dans lequel Smithson, Heizer et dans une certaine mesure Serra étaient engagés.
Peter Halley : Cela vient pourtant d’un passé plus lointain, parce que c’est un réel effort, dans le sens Marxiste, pour aller au-delà du trouble de l’occidental qui est aliéné par sa valeur de production. C’est pourquoi les artistes voulaient faire des choses qui ne soient pas aliénées, des choses avec de l’acier, des bulldozers, des ouvriers, pour aller au-delà de l’aliénation de l’objet d’art, pour devenir engagés dans les processus et les événements qui étaient vitaux.
Robert Nickas : C’est là que la notion de “post-studio artist” de Smithson ressort, l’artiste pas plus longtemps écarté ou aliéné du monde, à l’intérieur de la sécurité du studio. Une chose s’est produite pourtant, en parlant d’être libéré des confins du studio, c’est que leurs limites ont commencé à être comparées avec celles trouvées dans la nature. Smithson disait que même si on pousse les limites du studio au-delà, on se retrouve face aux limites du monde.
Steve Di Benedetto : On ne peut pas se libérer instantanément soi-même d’un certain point de vue culturel spécifique pour s’adapter à un ritualisme authentique. C’est une des raisons pour lesquelles cela a échoué. On ne peut pas avoir l’ambition de travailler à une échelle non-occidentale des choses, s’approprier d’autres points de vue, et faire simplement que cela se produise. Le travail a toujours été filtré en amont au travers des centres d’art urbains.
Peter Halley : (...) J’irai même jusqu’à dire qu’un artiste aujourd’hui ne pourrait pas aller au Nouveau Mexique, ou dans l’Utah, ou n’importe où, et faire quelque chose dans le goût de ce que les artistes ont fait.
Steve Di Benedetto : Parce que ce n’est plus une activité radicale ?
Au cours de cette conversation, il apparaît clairement que selon eux, le désert ne peut être réinvesti que comme des peintres ont utilisé la toile ou des curateurs le cube blanc : comme espace culturel. Mais peut-on aujourd’hui tenter une expérience du désert dissociée du poids de cette histoire et considérer la quasi saturation culturelle et médiatique de cet espace pour un fait acquis et par là, périphérique ?
Une brève expérience d’une arcadie collective
Sans nostalgie pour les rituels primitifs, ni fascination pour les grands espaces, ni admiration pour l’héroïsme d’artistes explorateurs, Daniel Dewar et Grégory Gicquel ont le projet d’acquérir un terrain dans le désert californien. Ce projet s’inscrit à la suite de leur intervention dans le parc botanique de Saint-Cyprien où ils ont renoué avec une tradition séculaire de la sculpture de plein air dans le pur respect des arts et traditions populaires, comme le ferait tout sculpteur sur pierre régulier. Là-bas, ils se sont postés dans la zone fantasmatique de l’art brut envisagé comme l’expérience esthétique d’une subjectivité radicale et, dans un geste pulsionnel et expressionniste, ils ont inscrit dans la pierre leur propre imaginaire codifié. Passant d’un traitement rustique à une figuration proche de l’hyperréalisme, ils ont court-circuité le romantisme folklorique associé à la sculpture sur pierre par un usage rigoureux des enjeux de la figuration. Dans un contexte américain, si la relation de mimétisme que Dan Graham décrit entre les « néo-hippies » et la « culture hippie originale » peut trouver quelque analogie avec la relation que ces deux artistes entretiennent vis-à-vis des artistes du Land Art , – s’ils sont poussés par une force centrifuge équivalente et font le même mouvement exploratoire que ces artistes qui quittaient le white cube à la fin des années 1960 –, la pratique sculpturale de Dewar et Gicquel sur une parcelle désertique saura se doubler de leur propre culture folk. Leur expérience sur une parcelle américaine s’annonce alors plus comme une dérivation à partir à la fois de gestes sculpturaux déjà imprimés sur ce territoire et des leurs, plus imprévisibles et déviants.
L’Arcadie, ailleurs et l’année prochaine
Invitée à intervenir sur ce terrain, je souhaite l’occuper par une expérience collective brève avec un “fast festival folk” : une forme courte pour une communauté de circonstance. Dans ce festival, les spectateurs seront aussi les participants, et leur participation en déterminera l’échelle et la nature, à la fois spontanée et programmée. Traditionnellement, un festival est le terrain d’expression de signes identitaires forts. Celui-ci sera le lieu d’expression de sous cultures aussi bien réelles que fictives et empruntées. Là non plus, il ne s’agira pas d’imiter des représentations culturelles locales ou exotiques mais d’intégrer des représentations qui ne nous appartiennent pas et de glisser vers des interprétations subjectives et fantasmatiques de l’Arcadie idéale qui seront alors soumises à l’interprétation des participants. Il s’agira donc autant de représenter que de vivre une forme d’intensité proche d’une Arcadie temporaire et localisée.
Fabien Vallos, qui a traduit le livre du philosophe et mythologue italien Furio Jesi [1] et qui tient un séminaire sur le festif et ses régimes d’intensité à l’école des Beaux-Arts de Bordeaux, a ouvert lors d’une conversation, des pistes de recherches que je suivrai sans doute jusqu’en Amérique. En voilà un extrait enregistré le 5 juin 2008.
1. Furio Jesi, La fête et la machine mythologique , (1977), ed. Mix, Paris, trad. de l’italien par Fabien Vallos