Edgar Allan Poe, Habitations imaginaires , traduit de l’anglais par Charles Baudelaire, textes présentés par Lionel Menasché, éditions Allia, Paris, 2008
Dans les quatre dernières pages de la nouvelle Le domaine d’Arnheim , Edgar Allan Poe visite le “jardin paysage” conçu par son ami M. Ellison. En prélude à cette visite, Poe explique la genèse de ce projet chez son ami persuadé qu’”il n’existe pas un lieu sur la vaste surface de la terre naturelle , où l’œil d’un contemplateur attentif ne se sente choqué par quelque défaut dans ce qu’on appelle la composition du paysage.” Héritier d’une fortune inattendue et fort de son insatisfaction face aux œuvres tant de la nature que des hommes, M. Ellison décide de réaliser ce qui manque à l’histoire de la création : “un jardin paysage” (sous-titre de la première édition en 1842).
Comme l’écrit Lionel Menasché dans sa notice à la réédition française, “c’est au peintre américain Thomas Cole, avec sa série intitulée The Voyage of Life (vers 1842), que sont empruntés la plupart des éléments décrits dans la deuxième moitié de cette nouvelle” et dont l’édition lui est contemporaine. On retrouve en effet le motif de la barque comme le détail qui décentre la vision dominante du paysage chez Cole et comme l’élément mobile qui dirige les “descriptions ambulatoires” de Poe selon les termes de Menasché. Chez le peintre comme chez l’écrivain, il existe une égale distance entre le sujet qui décrit et l’objet décrit. Dans les deux cas, il s’agit d’une vision projetée sur le paysage, celle d’un homme, chef d’orchestre du décor naturel qui l’environne. Ainsi, à la vision impressionniste de Cole correspond l’écriture impressionniste de Poe.
Afin de compléter le triptyque idéal d’une ballade en barque dans un paradis artificiel, ce passage du Domaine d’Arnheim placé en vis-à-vis de la série de quatre tableaux de Thomas Cole, The Voyage of Life (1842) est suivit d’une vue d’un “Splash Mountain” à DisneyLand Californie . Dans ces trois moments, un personnage se laisse guider par la navigation d’une barque animée d’une force surnaturelle à travers les variations atmosphériques d’un paysage idéal. Dans des nuances moins sublimes mais plus sensationnelles, Splash Mountain , (une attraction ouverte à DisneyLand en 1989), est un classique des fêtes foraines américaines. Le parcours des barques-troncs commence par une section paisible avant d’entrer dans une succession de tunnels sombres qui mènent à une chute spectaculaire dans un bassin et s’achève par une partie sombre avec des animations directement extraites de l’ambiance sonore et lumineuse du film Mélodie du Sud ( Song of the South , de 1946).
Dans cet extrait d’un entretien avec Pierre Huyghe, il met en évidence les liens historiques qui existent entre ses trois représentations typiquement américaines du paysage, représentations qu’il a retrouvé aux sources de la ville nouvelle de Streamside Knolls : “J’ai cherché le plus petit dénominateur commun de ses futurs habitants (…) Les deux points communs étaient leurs migrations et leurs rencontres avec ce que les Américains appellent wilderness , la nature sauvage, celle que l’homme n’a pas touchée, un fantasme. L’écologie repose sur un rapport de préservation, ce qui en dit long sur notre relation au présent. Ce thème a beaucoup été développé par les peintres de la Hudson River [1] durant la seconde moitié du XIXème siècle. Ces artistes, ainsi que la nouvelle Le domaine d’Arnheim d’Edgar Poe qui fut écrite dans cette région, ont énormément influencé Walt Disney. Le domaine d’Arnheim , c’est la description d’un parc d’attractions avant que ce type de parc n’existe. Disney s’en est inspiré pour créer son univers, ses parcs et sa ville-résidence, Celebration , puis des gens moins imaginatifs ont reproduit ce modèle et ça donne Streamside Knolls.” [2]
Pierre Huyghe associe Poe et Disney dans une idée commune d’un merveilleux qui n’existerait pas ou plus à l’état “naturel” et qui mériterait d’être recomposé. Selon Menasché encore, “Poe décrit là une utopie non pas comme un projet social mais comme une considération purement esthétique.” Chacun d’eux, Poe et Disney, ont initié une utopie esthétique, une Arcadie artificielle entendue comme un paysage transfiguré, destiné à être traversée par un seul homme, une œuvre d’harmonie toute entière consacrée à l’expérience esthétique d’un témoin central.
Outre la fortune investie dans “l’incorporation d’une telle vision”, il y a, chez Disney et dans les méthodes de M. Ellison (le concepteur du domaine d’Arnheim) qui consacre plusieurs années de sa vie à chercher un lieu idéal, – une situation et un point de vue –, une similitude avec les moyens et les méthodes investis par Pierre Huyghe lorsqu’il intervient à l’échelle 1 d’une localité, dans les dimensions réelles d’un temps et d’un espace donnés. Ils partagent aussi cette poursuite d’une situation idéale qu’aucun objet précis ne saurait représenter, une expérience presque impossible à rapporter sans la modifier et qui ne peut être représentée que sur le mode différé d’un spectacle.
1. Région des environs de New York où est située Streamside Knolls. Thomas Cole est un des peintres impressionnistes de la Hudson River.
2. Pierre Huyghe, “Entretien”, in Trouble n°6, Paris, 2006, pp. 46-51. Cet entretien a été réalisé principalement autour de la notion de célébration ainsi que de l’événement et du film Streamside Day Follies, 2003.