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Wilderness : l’idée de nature, le repli communautaire et la relation de la cité américaine à son « Autre ».

De source wikipédia , le Wilderness Act ou Loi sur la protection de la nature fut rédigée par Howard Zahniser de la Wilderness Society et fut ratifiée par le Président Lyndon B. Johnson le 3 septembre 1964. Elle définit légalement la nature aux États-Unis et protégea à son application 37 000 km² de terres appartenant au gouvernement fédéral. Le Wilderness Act est connu pour sa définition succincte et poétique de la nature : “...un lieu où la terre et sa communauté de vie ne sont point entravés par l’homme, où l’homme lui-même n’est qu’un visiteur de passage.”

Cette notion typiquement américaine de “wilderness” – traduite en français par “naturalité”, traduction approximative qui minore la rudesse du terme “sauvage” (wild) – désigne une terre jamais foulée par l’homme (d’origine européenne au moins), autrement dit, une nature vierge, un pur fantasme puisque aucun état originel n’a jamais existé avant que l’homme n’ait pris conscience de sa perte. C’est le dilemme soulevé par la fameuse histoire du chat de Schrödinger racontée par Dora Garcia dans son texte “La Chambre fermée” qui décrit la perte d’un milieu clos causée par sa découverte. Ce dilemme de la chambre fermée se pose aussi pour la "naturalité" de l’Arcadie dans la formule suivante, adaptée du texte de Dora Garcia : “Tant que l’on reste en dehors de l’Arcadie, sa naturalité est à la fois morte et en vie. Ma présence tue ou sauve sa naturalité. Ma présence fait apparaître ou disparaître l’Arcadie.”

Wilderness qualifie la terre américaine qui, avant d’être explorée par les colonies massives du XVIII° siècle, était si peu répertoriée, si peu nommée, si peu cartographiée. Elle représente la promesse du “nouveau monde”, disponible, prêt à être investi. La présence des indiens n’a jamais perturbé la “naturalité” de la “grande prairie” américaine, puisqu’ils comptent alors pour partie intégrante et “naturelle” du paysage, ce sont des “autochtones”, des “sauvages” qui s’intègrent parfaitement à la conception d’un état originel d’une terre au même titre que sa faune et sa flore, l’état sauvage désignant à l’époque aussi bien les hommes, les lieux, les animaux éloignés de la fréquentation des colonisateurs européens ou de la nature civilisée cultivée et domestiquée. La conception du Wilderness Act d’une nature préservée à condition que l’homme n’y soit qu’un “visiteur de passage” est marquée par les variantes des relations des pionniers au paysage américain. Ces évolutions sont décrites par James Fenimore Cooper dans sa série de romans : Les Pionniers (1823), Le Dernier des Mohicans (1826), La Prairie (1827), L’Eclaireur (1840) et Le Chasseur de daims (1841). Le trappeur Natty Bumppo est le héro des cinq romans, il traverse les grands bouleversements de l’Amérique et décrit le recul de la nature vierge et des indiens devant l’avancée des pionniers vers le grand Ouest. Il dénonce le gaspillage des richesses naturelles, de la forêt et les travers du progrès. Un progrès associé au développement d’une société démocratique et qui désigne aussi bien les avancées de l’urbanisation sur la grande prairie que les progrès de l’industrialisation. Cependant, comme le décrit Jacques Cabau dans La Prairie perdue [1], c’est aussi en propriétaire foncier héritier des privilèges de la vieille Europe que Cooper s’inquiète de la destruction de la prairie : "Le peuplement par les pionniers et la conquête des terres vierges, qui seront les sujets des romans de Cooper, sont les problèmes cruciaux de son temps. Si Fenimore Cooper se soucie de la destruction de la Prairie, ce n’est pas par romantisme, mais par souci de propriétaire, qui voit dans le défrichement anarchique de la frontier et dans la distribution des terres à qui veut les cultiver des principes d’égalitarisme contraires au bon ordre social.” Dans ses descriptions déjà nostalgiques de "la prairie perdue", Cooper fait alors figure de précurseur d’une conception de l’écologique comme principe de préservation et volonté d’un retour à un état irrémédiablement passé.

Dans une version plus optimiste du mythe arcadien, celui-ci semble avoir suivi les avancées de la frontière entre la grande prairie et la civilisation urbaine, une frontière tracée par les déplacements des pionniers depuis Est vers l’Ouest. La carte des Etats-Unis d’Amérique est parsemée d’Arcadia, du Michigan jusqu’à Los Angeles où Arcadia est une ville dans les hauteurs de Pasadena, à la frontière du parc naturel des montagnes de San Gabriel. De source wikipédia , le terrain qui délimite aujourd’hui la ville fut acquis en 1875 par Elias Jackson "Lucky" Baldwin en 1875 qui, en voyant le terrain s’exclama “Bon dieu, c’est le paradis ici”, et décida donc de l’appeler Arcadia. Le personnage est décrit par ailleurs comme un homme riche et grand séducteur, un trait de caractère qui permet de comprendre sa préférence à affilier sa terre à une tradition païenne du paradis.

Dans le contexte culturel américain, la notion de wilderness est un idéal partagé par différentes communautés isolées et implantées de façon dispersée sur le territoire américain, loin des cités où domine la législation de l’état. C’est le cas des mormons et des shakers des origines dont le modèle communautaire, inspiré des phalanstères de Fourrier, a aussi influencé les communautés hippies des années 1960 dont Dan Graham décrit ici les effets du sectarisme sur une génération « néo-hippie » isolée.

Ayant fait “table rase” des oppositions entre nature et cité, Dan Graham et Robin Hurst écrivent, dans leur article "Corporate Arcadias" [2] : « Notre compréhension de la cité moderne se situe entre une lecture urbaine et une conception globale de la "nature", une possibilité utopique, édénique ou arcadienne située dans, hors de la ville ou dans une zone non développée de celle-ci. » [3] Ils voient ainsi dans la cité la possibilité que s’y logent des zones à part, non exploitées, des friches qui auraient échappé momentanément au contrôle de l’urbanisme. L’Arcadie, associée à la notion de wilderness , est ainsi le lieu d’expression de phénomènes communautaires autarciques fondés sur les mythes de l’implantation sur une terre vierge et de la tabula rasa . Aujourd’hui, les limites de la wilderness sont fines comme celles de l’Arcadie qui pourrait avoir trouvé refuge dans les parties inexploitées d’une ville, recouvrant ce qui se situe au-delà d’une frontière physique et imaginaire, du côté d’une fragile zone non cartographiée.

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1.  Jacques Cabau, La Prairie perdue, Le roman américain , Edition Points, 1966, p. 119.

2.  Dan Graham et Robin Hurst, “Corporate arcadias”, Artforum, volume 26, no.4, décembre 1987, pp.68-74.

3. "Our understanding of the modern city is positioned between an urban reading and a generalized conception of the "natural," an utopian, Edenic, or arcadian possibility located within, outside of, or in an undeveloped zone of the city."

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