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L’Arcadie, ici et maintenant

Cette étude du mythe arcadien vise à en décrire les multiples résurgences dans l’art contemporain, articulant des postures artistiques avec différents imaginaires mythiques souvent producteurs de situations artistiques singulières : celui d’un hors champ de l’art comme lieu d’une possible contre-culture, incarné par exemple dans la posture de l’adolescent comme figure de la spontanéité, du collectif comme logique de décentralisation ou encore celui d’un ailleurs idéalisé, expérimenté dans des explorations de lieux inaccessibles… Ou comment cette part d’inconnu peut-elle être la source d’un déplacement artistique. L’Arcadie reflète l’investissement, par la société qui la pense, des mythes qui lui sont associés tels que celui de communauté, de table rase, de nouveau monde, de nature primitive. En se déplaçant, le mythe arcadien agit à la fois comme un miroir déformant des utopies propres aux époques qu’il traverse et comme un lieu de projection des désirs de ses commentateurs. Il manifeste aussi la capacité d’une société à penser son Autre, à tenter l’expérience d’une hétérotopie ou d’une hétérodoxie, à se projeter dans un paradis collectif, à basculer vers une forme d’altérité joyeuse. Aussi, les manifestations actuelles de l’Arcadie qualifient-elles en retour l’époque qui la perpétue. Et si la vivacité de ce mythe témoigne de l’optimisme de la société qui le pense, à l’inverse, sa faiblesse renseigne sur son pessimisme. Penser l’Arcadie aujourd’hui revient alors à chercher les parts ténues de réenchantement du monde. Aussi, pour déterminer les manifestations de l’Arcadie, il ne s’agit pas tellement de se poser la question de la place qu’elle occupe aujourd’hui, ni de chercher à la localiser dans des termes polarisés (champ / contre champ), que d’en déterminer une durée, une période, un rythme et une intensité. Face à l’éparpillement des résurgences de ce mythe, l’Arcadie peut être définie selon des régimes d’intensités collectifs et éphémères.

Cette proposition pour ROSA B, qui trouve sa source et sa motivation dans le texte de Dan Graham, Arcadia (1989), est ici une première étape de mes recherches et correspond à celle d’un défrichage de terrain. Elle tire des lignes à partir de ce texte, lui associant aussi bien des éclairages partiels sur ses sources culturelles que mes propres extrapolations. Il s’agit d’une décomposition qui prend la forme d’un commentaire d’un autre texte, à consulter sur un mode de dépliage dans une logique associative, plus que selon un déroulé linéaire.

Un passage par Roland Barthes me permet de définir mon approche horizontale du mythe arcadien, qui associe sans distinction ses manifestations stéréotypées et singulières comme autant d’idiolectes propres à dresser un portrait robot de l’état actuel de l’Arcadie.

Un passage méthodologique par roland barthes

Pour passer ce passage et accéder directement au texte de Dan Graham.

Dans “Le mythe aujourd’hui” [1], Roland Barthes décrit le mythe à la fois comme une “parole” et une “forme”, un “message” et des “idées-en-forme”, “ouverts à l’appropriation de la société”. En 1956, il dénonce les effets trompeurs du mythe agissant sur des faits culturels selon un processus de “naturalisation” : “En passant de l’histoire à la nature, le mythe fait une économie : il abolit la complexité des actes humains, leur donne la simplicité des essences, il supprime toute dialectique, toute remontée au-delà du visible immédiat, il organise un monde sans contradictions parce que sans profondeur, un monde étalé dans l’évidence, il fonde une clarté heureuse : les choses ont l’air de signifier toutes seules.” [2] En réaction à cette évidence, le sémiologue redresse “l’inversion mythique” et décrypte ses fondements idéologiques. Il sape ce qui semble “aller de soit”, il s’attaque à “l’Opinion Courante” que le mythe abrite. La tache du sémiologue consiste alors à déconstruire l’idéologie aliénante de celui-ci en le faisant passer dans l’ordre de son langage analytique.

Quinze ans plus tard, en 1971, Barthes revient sur les fonctions du mythe dans un articule intitulé : “La mythologie aujourd’hui” [3]. Dans ce titre, en écho avec celui de 1956, le mythe a cédé la place à sa science – la mythologie – observée dans son adolescence par son "père" ou plus exactement, par le théoricien d’une science qu’il sait déjà galvaudée et qu’il souhaite renouveler. Dans cet article, il constate les impasses de la mythologie qui, dans la vague démystificatrice de mai 68, “est devenue en quelque sorte mythique : pas un étudiant qui ne dénonce le caractère bourgeois ou petit-bourgeois d’une forme (de vie, de pensée, de consommation) ; autrement dit, il s’est crée une endoxa [4] mythologique : la dénonciation, la démystification (ou démythification) est devenue elle-même discours, corpus de phrases, énoncé catéchistique, en face de quoi, la science du signifiant ne peut que se déplacer et s’arrêter (provisoirement) plus loin (...) ce ne sont plus les mythes qu’il faut démasquer (l’ endoxa s’en charge), c’est le signe qu’il faut ébranler : non pas révéler le sens (latent) d’un énoncé, d’un trait, d’un récit, mais fissurer la représentation même du sens ; non pas changer ou purifier les symboles, mais contester le symbolique lui-même. (...) aujourd’hui la tâche qui est devant [la sémiologie] est plutôt d’ordre syntaxique (de quelles articulations, de quels déplacements est fait le tissus mythique d’une société de haute consommation) ?” Devant la complexité du monde et des langages qui le traversent “de part en part”, “les signes (...) se citant les uns les autres à l’infini”, au lieu du “déchiffrement critique” de la première sémiologie, Barthes propose une “évaluation” des langages, “des degrés de densité phraséologique”. Ainsi, étend-il le champ d’action du sémiologue qui ne s’attache plus à la “destruction du signifié (idéologique)”, mais “vise à la destruction du signe”, en évaluant les registres des langages, les associations d’idées, les articulations du discours. Car le mythe, une fois réduit à son stéréotype est tellement sur-signifié, plein, constant, qu’il devient lui-même un signe : c’est-à-dire une synthèse inextricable entre un sens brut (signifiant) et une sur-interprétation (signifié). Face à cette complexité, déconstruire le mythe reviendrait à le détruire, alors qu’en suivre les associations, les liens, les enchaînements à différents niveaux d’expression revient à le détailler, à le saisir dans la diversité de ses expressions. Ainsi, en même temps que l’objet de l’étude de la sémiologie s’étend à la structure des langages, son champ d’investigation dépasse les limites de “la (petite) société française” de la fin des années 50 des Mythologies, et c’est (...) toute la civilisation occidentale (grégo-judéo-islamo-chrétienne), unifiée par une même théologie (l’essence, le monothéisme) et identifiée par le régime de sens que la [sémiologie] pratique, de Platon à France-Dimanche.”

Portrait robot de l’Arcadie

La difficulté à décrire un mythe – autrement que de façon très approximative et sans un sentiment de déjà vu – tient à son évidence première. L’Arcadie est un mythe antique qui survit dans les représentations collectives comme peut perdurer un folklore : il traîne avec lui une part figée de pittoresque, d’images d’Epinal et de gros titres. Voilà donc ici le stéréotype grossièrement répété, car en s’éloignant des variations des récits de la littérature gréco-latine, l’Arcadie s’est depuis, fixée en une image : un décor de scènes champêtres et toutes sortes de paysages bucoliques qui, lorsqu’ils sont habités, sont peuplés d’hommes et de femmes légèrement vêtus, implicitement heureux, vivant dans un accord “primitif” et spirituel avec la nature.

Rappel des faits : l’Arcadie, telle qu’elle apparaît pour la première fois, est la terre d’enfance de Polybe l’historien qu’il décrit (dans les faits et sans nostalgie), depuis son exil à Rome. Pour lui, elle est déjà une terre perdue, seulement racontée. Pour Virgile et Ovide, contemporains de l’Empire Romain, elle représente un monde reculé, hors de portée, hors de contrôle et hors des zones stratégiques de l’empire. Elle est une terre d’abondance, où dieux, hommes, femmes et bêtes partagent le même bonheur de vivre. Dans cette zone de la Grèce antique panthéiste, traversée de personnages singuliers, de dieux capricieux et téméraires, aucune éthique ne s’applique à cette vie anarchique au sens littéral, c’est-à-dire qui n’est pas organisé, qui n’obéit à aucune règle, à aucun ordre déterminé. Alors même que la morale et l’éthique sont une préoccupation majeure de la philosophie grecque, l’Arcadie affiche son désaccord depuis son origine poétique avec les fondements rationnels de la civilisation occidentale. Le mythe arcadien qui émerge précisément au milieu de cette “civilisation occidentale” dont parle Barthes, s’en distingue puisqu’il la contredit dans les faits, dans son contenu. L’Arcadie est habitée par des individus idiots, seuls, uniques, du dieu Pan insatiable à Jackass, infatigables adolescents qui errent dans la zone instable d’une adolescence en perpétuel recommencement.

Parler l’Arcadien

Les manifestations concrètes de l’Arcadie, ces singularités hors champ, devraient échapper à toute définition qui viendrait les fixer. Vue de près, l’Arcadie empêche toute vue panoramique et perd l’observateur dans des méandres de détails, elle est alors imprenable dans sa globalité. C’est pourquoi elle peut être approchée à partir de bribes et d’ idiolectes qui la décrivent ou qui s’en échappent. Le terme désigne le langage particulier d’une personne, ses habitudes verbales, mais Roland Barthes l’étend à une communauté et le décrit ainsi : "Le langage d’une communauté linguistique, c’est-à-dire d’un groupe de personnes interprétant de la même façon tous les énoncés linguistiques" [5]. Dans “La mythologie aujourd’hui”, l’idiolecte se trouve aussi dans l’usage du stéréotype : “Les langages sont plus ou moins épais ; certains, les plus sociaux, les plus mythiques, présentent une homogénéité inébranlable : tissé d’habitudes, de répétitions, de stéréotypes (...) et de mots clefs, chacun constitue un idiolecte.” À partir de l’énumération des idiolectes qui parlent de l’Arcadie, il s’agirait par la même occasion de savoir quelle est la langue de l’Arcadie et de la parler.

En considérant ce mythe comme un phénomène à part entière, comme un fait culturel, historique, contextuel, comme un objet complexe et évolutif et non comme un filtre déformant, ni une apparence trompeuse, il s’agit pour moi de proposer des filiations depuis le mythe “originel” à ses métamorphoses dans la culture actuelle. Le champ des expressions du mythe est large, – il comprend ainsi aussi bien des manifestations singulières, des oeuvres d’art, de littérature, de cinéma, que des opinions, des stéréotypes ou des expériences –, dont je tente ici de dresser une typologie, forcément partielle. La liste des métamorphoses de l’Arcadie est longue et s’étend jusqu’à aujourd’hui en sentiers qui bifurquent, dessinant la carte de multiples territoires à explorer. Pour moi, il ne s’agit donc pas tant de démystifier l’Arcadie (ni de la mystifier), que d’en observer les résurgences et les effets secondaires qui perdurent aujourd’hui. C’est pourquoi je m’attache à la fois à échafauder des articulations de l’Arcadie et à suivre les bifurcations qu’elle opère au contact de contextes actuels, depuis ses résurgences à la surface d’une culture occidentale contemporaine et de l’art en particulier comme autant de zones exotiques, en suivant les nombreux mythes auxquels elle s’est associée. Puisqu’il s’agit de suivre les articulations et les filiations d’un mot en suivant des réseaux de sens parallèles, comme le permettent les intersections des liens hypertextes analogues à ceux de ce paysage mythique qu’est l’Arcadie, cette étude propose des variantes où plusieurs relations sont possibles d’un bloc à l’autre et d’un registre à l’autre. Avant de m’engager dans une synthèse et d’y opérer des choix, je pose dans cette première étape de mes recherches, les plans d’un territoire à explorer, sans finalité ni finitions.

Lorsque le mythe engendre du mythe, c’est qu’il est bien vivant : aussi, plus l’Arcadie génèrera de liens, de sections, d’entrées et de sorties, plus son image se précisera et s’enrichira. J’entame donc cette description de l’Arcadie avec le même embarras que celui d’Edgar Poe pour décrire le domaine d’Arnheim : “Je désespère de donner au lecteur une idée distincte des merveilles que mon ami parvint à exécuter. Je voudrais les décrire, mais je suis découragé par la difficulté de la description, et j’hésite entre le détail et les généralités. Peut-être bien, le meilleur parti serait-il de réunir les deux dans leurs extrêmes.” Car puisque le mythe arcadien porte en lui un caractère exogène, qu’il se ramifie avec d’autres mythes, celui de la nature sauvage, de l’art brut, de la posture adolescente, il s’agit de décrire des situations d’exotisme réfractaires à toute représentation, tandis qu’en Arcadie, il n’a plus beaucoup de magasins de souvenirs encore ouverts.

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1. Roland Barthes, “Le mythe aujourd’hui” (1956) in Mythologies , Editions du Seuil, (1957), 1970.

2. Roland Barthes, “Le mythe aujourd’hui”, op cit , p. 231.

3. Roland Barthes, “La mythologie aujourd’hui, (1971, Esprit )”, in Le bruissement de la langue , Essais critiques IV, Editions du Seuil, 1984, pp. 81-85.

4Endoxa : “figure laïque de l’Origine”, selon les termes de Barthes, qu’il associe au Bon Sens et à la Norme.

5. Roland Barthes, “Éléments de sémiologie”, in Communications 4, Editions du Seuil, Paris, 1964.

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